Avez-vous regardé le débat des chefs organisé par The Globe and Mail jeudi soir dernier sur CPAC? J'en doute. Il faut vraiment aimer la politique pour être au rendez-vous d'un tel événement. Admettons que vous ne faisiez pas partie de ces « fanatiques » d'élections. Vous avez alors prêté l'oreille aux reportages et aux propos des commentateurs sur ce débat. Pourtant, vous auriez avantage à aller à la source première si vous voulez vraiment vous en faire opinion.
Trudeau le gagnant?
Franchement, je dois quand même avouer que vous n'avez rien manqué. Le débat organisé à Calgary par le journal The Globe and Mail ne fut pas si intéressant que cela. Il fut même beaucoup moins passionnant que celui organisé par Maclean's en août dernier. Si je vous résume le débat en peu de mots, je dirais ceci : lieux communs, lignes de parti sur l'économie déjà connues et style convenu pour chacun des chefs. Stephen Harper, le premier ministre digne. Tom Mulcair, le prétendant trop austère au poste de premier ministre et Justin Trudeau dans le rôle du jeune rebelle, de celui qui veut rompre avec le passé et proposer de nouvelles façons de faire.
Certains, dont je suis, peuvent penser que le gagnant de ce débat fut Justin Trudeau. Il était seul dans le camp du changement. Faire des déficits pour investir dans l'avenir du pays, c'est original en ces temps d'équilibre budgétaire obligé. Stephen Harper a répété ce qu'il dit habituellement soit une gestion prudente dans un monde économique aux abois et en péril. Tom Mulcair a pour sa part dit qu'il fera mieux, mais aussi la même chose. Il a donné de nombreux exemples. Là où le bât blesse, c'est qu'il a fait ressortir le vieux caractère centralisateur du NPD. Le NPD avant la déclaration de Sherbrooke. Un NPD qui prône de nombreuses interventions du gouvernement fédéral dans les compétences des provinces. Les promesses de garderies à 15 $ par jour inspiré du modèle québécois en étant le meilleur exemple.
Pourtant, pendant ces quatre-vingt-dix minutes de débat sur l'économie, les chefs sont passés à côté de l'essentiel. Nous n'avons pas eu droit à un vrai débat.
Les questions évitées :
Le politologue Frédéric Boily nous livre un article fort intéressant à propos de la dernière décennie du pouvoir qui a changé le Canada. Celle où Stephen Harper et son parti ont pris le haut du pavé. Ceux que cela intéresse, vous pouvez lire le texte de Boily dans la dernière livraison de la Revue Liberté parue cet automne. Ma réflexion sur les questions ignorées durant le débat a été inspirée par cette excellente analyse. Voilà en vrac quelques questions fondamentales passées sous silence lors de ce débat qui témoigne des changements profonds au Canada opérés par Stephen Harper et son gouvernement au cours de la dernière décennie.
La capacité fiscale
La première question passée sous silence lors du débat est la capacité fiscale de notre pays. Stephen Harper par ses baisses de la TPS de deux points de pourcentage de 7 % à 5 % a réduit significativement la capacité fiscale de l'État canadien. À ce jour, je n'ai entendu aucun des prétendants parler de cette question. Lors du débat de jeudi dernier, personne n'a soulevé cette question. Le Canada s'est vu pourtant amputé d'une large partie de sa capacité d'action.
Les inégalités sociales et régionales
Le combat de notre État contre les inégalités sociales et régionales a aussi été ignoré. Stephen Harper et son gouvernement sont d'avis que les politiques mises en place par les libéraux depuis la Seconde Guerre mondiale pour combattre les inégalités sociales et régionales ont plutôt eu pour effet de favoriser des provinces, le Québec et l'Ontario, au détriment de l'Ouest. Frédéric Boily ajoute même que : « Les politiques comme celle de la péréquation et de l'assurance-emploi auraient déstabilisé, si on peut dire, l'équilibre "naturel" du marché économique canadien. » (Frédéric Boily, Une décennie de pouvoir qui a changé le Canada, Revue Liberté, no 309, automne 2015, p. 47.)
Le rôle de l'État
L'abolition de la version longue du recensement n'était pas pour faire des économies. L'abolition du caractère obligatoire de ce questionnaire prive l'État canadien de sa capacité de connaître l'état de sa population et des maux qui l'affligent. Au fond, cette décision exprime la volonté du gouvernement Harper de jeter un voile opaque sur la situation empêchant ainsi l'État d'agir par des politiques adaptées pour régler des problèmes identifiés. Outre l'intrusion dans la vie privée des gens, ce questionnaire était une arme permettant aux disciples de l'intervention de l'État dans la vie des gens. Sans recensement long, on prive l'État canadien de connaissances fondamentales sur sa population et on l'ampute de sa capacité d'agir.
L'état entrepreneur
Pour le gouvernement conservateur de Stephen Harper, le Canada n'est pas un espace social dont il faut favoriser l'épanouissement, mais plutôt un espace économique dont il faut maximiser le développement en s'appuyant sur ses avantages et ses atouts comme le pétrole. L'état doit être au service des entrepreneurs et non pas de sa population. Les conservateurs croient que l'état doit maximiser les conditions pour favoriser la croissance économique. La réforme de l'assurance-emploi qui a si cruellement touché les gens des provinces maritimes et le Québec, particulièrement les régions où prédominent des activités économiques saisonnières comme les pêcheries et le tourisme, n'avait pas pour but principal de nuire aux chômeurs, mais de forcer la main d'œuvre canadienne à aller vers l'ouest où le développement des ressources naturelles exigeait des ressources humaines importantes. Une façon de combattre la pénurie de main-d'œuvre dans l'Ouest. Belle trouvaille des conservateurs...
Impasse sur l'essentiel
Le débat de jeudi soir dernier n'a pas permis d'obtenir des réponses à plusieurs questions fondamentales pour l'avenir du Canada. Parmi elles, le rôle de l'État et sa capacité fiscale, le combat pour les inégalités sociales et régionales, un état entrepreneur et le déséquilibre fiscal entre les différents paliers de gouvernement. Ces questions devraient être débattues entre les chefs dans un pareil débat. Ce ne fut pas le cas. C'est pourquoi je vous ai dit au début de cette chronique que vous n'aviez rien manqué si vous n'avez pas suivi le débat du Globe and Mail. La question : qui a gagné le débat est peu importante par rapport aux enjeux passés sous silence. Chercher à savoir quel chef a gagné le débat comme le font les commentateurs c'est la meilleure façon pour évacuer les vraies questions du débat. C'est faire impasse sur l'avenir. C'est une police d'assurance pour ne jamais trouver de réponses aux vraies questions. La plus grande est la suivante : Le Canada pourrait-il redevenir la terre de liberté et de justice qu'il a été avant la « Harperisation » du Canada? Pendant que les médias nous décrivent une course de chevaux plutôt qu'une campagne électorale, les chefs nous laissent devant cette question dans une étrange cacophonie électorale sans réponses à cette question fondamentale pour notre avenir.