Je fais l'emprunt de ce titre au livre de Pierre-Luc Brisson publié un peu plus tôt ce mois-ci chez Lux éditeur et qui rapporte des entretiens avec le journaliste américain Chris Hedges. Chris Hedges a connu une brillante carrière de journaliste et de correspondant étranger pour le New York Times. Sa carrière s'est brutalement arrêtée après qu'il eut fait un discours à l'occasion d'une remise de diplôme en mai 2003 au Rockford College en Illinois. Durant cette allocution, il a livré un puissant réquisitoire contre l'intervention américaine en Irak en 2002. Ce fut le début d'une période de dissidence ouverte de Hedges qui a été marquée par la publication de plusieurs essais, dont un qui traite de la trahison de l'élite progressiste américaine.
Dans ses entretiens avec Pierre-Luc Brisson, Hedges explique l'ascension politique d'un personnage comme Donald Trump. Hedges est un pourfendeur articulé du néolibéralisme qu'il rend responsable de la montée des extrémismes partout dans le monde et il invite les intellectuels de tous les pays à la révolte à l'image d'Albert Camus pour combattre cette culture du ressentiment qui ne cesse de grandir au sein des populations et des démocraties occidentales.
Je ne pouvais trouver de meilleurs prétextes pour discuter de l'élection présidentielle américaine qui entre dans sa dernière étape avec les nouvelles révélations du FBI concernant les courriels d'Hillary Clinton alors qu'elle était Secrétaire d'État. Les derniers milles d'une campagne électorale atypique.
L'état des lieux
Pour avoir suivi de près cette campagne électorale à la présidence américaine depuis la course à l'investiture des deux grands partis jusqu'à aujourd'hui, force nous est de constater que cette campagne à la présidence a été la plus sale de toute l'histoire politique américaine. Jamais les États-Unis d'Amérique n'ont été aussi près de voir la patrie de la démocratie, des droits et libertés et du libre marché sombrer dans la dictature. Déjà, les dérives du néolibéralisme, la domination inacceptable du pouvoir économique du 1 % sur les 99 % restants avaient profondément atteint les fondements mêmes de la démocratie américaine.
Cette campagne qui fait place aux mensonges, aux accusations personnelles et au salissage orchestré par les deux camps illustre la déliquescence de la démocratie américaine nourrie de la trahison des élites, de la civilisation du spectacle et des inégalités sociales et économiques. 2016, n'est pas une année de grand cru pour la démocratie américaine.
Trump, un symptôme plutôt qu'une cause
Je l'ai déjà écrit ici, Donald Trump n'est pas la cause de cela. Il en est l'épiphénomène, le résultat. Chris Hedges est du même avis : « Or, Donald Trump lui-même n'est pas le problème. Il ne fait que répondre aux sentiments d'une classe ouvrière blanche qui exprime une colère légitime envers une élite libérale autoproclamée, incarnée par des figures comme les époux Clinton ou Barack Obama, qui ont adopté le discours empathique de la gauche, mais qui ont par la suite servi le pouvoir de la grande entreprise. Ces électeurs ont raison de dire que c'est de l'hypocrisie. » (Pierre-Luc Brisson et Chris Hedges, L'âge des démagogues, Montréal, Lux éditeur, 2016, emplacement 141 sur 1310, version électronique Kindle)
Qui plus est, Chris Hedges affirme que : « les démocrates et les républicains servent les pouvoirs financiers et impérialistes. » (Ibid. emplacement 157 sur 1310, version électronique Kindle.) Sur les enjeux sociaux et économiques, de politique internationale et de sécurité, les positions des deux grands partis se ressemblent bien que les tonalités sont différentes. Pour Hedges, ce sont les enjeux émotionnels qui dictent les débats politiques aux États-Unis sur des questions comme l'avortement, le port des armes à feu et l'homosexualité : « Vous avez d'un côté les démocrates qui font la promotion d'une certaine diversité culturelle et de l'autre, les républicains qui utilisent cette carte contre leurs adversaires. Il s'agit d'une dynamique pernicieuse pour les deux partis. » (Loc.cit.) Au fond, ce débat pernicieux permet de retourner la société américaine contre elle-même, contre les valeurs libérales qui fondent son existence.
Chris Hedges croit que ce que nous voyons actuellement, « c'est l'adoption de discours homophobes et racistes, par une population blanche frustrée et déclassée, comme moyen d'attaquer un libéralisme défaillant qui serait responsable de leurs malheurs. »
Le triomphe des démagogues
Cette élection consacre le triomphe des démagogues. Donald Trump est l'aboutissement logique d'années de discours enflammés, déraisonnables, largement diffusés par des médias comme Fox. Donald Trump a été construit par l'ère de la désinformation et des affirmations outrancières qui ont depuis longtemps migré dans l'espace public au détriment de l'âge de la raison. Aujourd'hui, les États-Unis d'Amérique sont le prodrome de ce qui se passe ou se passera dans la plupart des démocraties occidentales. Le Québec et le Canada ne sont pas à l'abri de telles dérives comme en témoigne Chris Hedges :
« Trump est la réponse politique à ce délire, de la même façon que j'ai vu, en tant que correspondant dans les Balkans, des leaders nationalistes comme Slobodan Milosevic ou Alija Izetbegovic (président de Bosnie-Herzégovine de 1990 à 1996) répondre aux craintes de la population. L'historien Fritz Stern dans son excellent livre Politique et désespoir (1963) à propos de la montée du nazisme en Allemagne affirmait qu'il y avait un désir de fascisme avant même que le mot et le concept ne soient inventés. Je crois que c'est juste. Ce à quoi nous assistons, la désintégration de la société américaine même s'il s'agit d'un phénomène global qui se vérifie ailleurs dans le monde, notamment avec la montée de Marine Le Pen en France est causée par le néolibéralisme. Un nombre de plus en plus important de personnes sont laissées en marge de la société, tels des détritus humains, et cela a nourri, notamment la montée de l'État islamique. » (Ibid. emplacement 188 sur 1310, version électronique Kindle).
Ce triomphe des démagogues n'est possible que par la pauvreté de nos débats démocratiques, le triomphe du Dieu argent et de la consommation effrénée et par l'effet sudorifique de la société du spectacle.
L'emprise de la société du spectacle dans nos vies
Je vous ai déjà évoqué dans une chronique antérieure la thèse du prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa sur la civilisation du spectacle. Celle-ci mérite d'être rappelée à nouveau en lien avec la montée de l'âge des démagogues discutée dans la présente chronique. Voici ce qu'en disait Vargas Llosa :
« Le progrès de la technologie des communications a effacé les frontières et installé le "village global", où nous sommes tous, enfin, contemporains de l'actualité et interconnectés. Nous devons nous en féliciter, bien entendu. Les possibilités de l'information, savoir ce qui se passe, vivre en images, être au milieu de l'événement, grâce à la révolution audiovisuelle, voilà qui va plus loin que n'avaient pu le soupçonner les grands anticipateurs du futur, un Jules Verne ou un H. G. Wells. Et pourtant, pour informés que nous soyons, nous sommes plus déconnectés et distanciés qu'avant de ce qui se passe dans le monde. Pas "distanciés" comme le voulait Bertolt Brecht : afin d'éduquer le spectateur et lui faire prendre conscience, moralement et politiquement, en sachant différencier ce qu'il voit sur scène et de ce qui se passe dans la rue. Non. La fantastique acuité et versatilité de l'information qui nous arrive aujourd'hui des scènes de l'action sur les cinq continents a réussi à transformer le téléspectateur en pur spectateur et le monde en vaste théâtre, ou mieux en film, en reality-show formidablement amusant, où parfois les Martiens nous envahissent en même temps qu'on nous révèle l'intimité piquante des personnes et, parfois, les tombes collectives des Bosniaques sacrifiés de Srebrenica, les mutilés de la guerre d'Afghanistan, tandis que les missiles pleuvent sur Bagdad, peuplant l'écran de squelettes ou des yeux de petits Rwandais agonisants. L'information audiovisuelle, fugace, passante, tapageuse, superficielle, nous fait voir l'histoire comme fiction, en nous distanciant d'elle par l'occultation des causes, des engrenages, des contextes et du développement de ces événements qu'elle nous présente de façon si vivante. C'est une façon de nous faire sentir aussi impuissants à changer ce qui défile sous nos yeux que lorsque nous regardons un film. Elle nous condamne à cette réceptivité passive, atonie morale autant qu'anomie psychologique, où nous plongent les fictions ou les programmes de consommation massive dont le seul but est de nous divertir. »
Le problème que pose cette condition de spectateur est qu'idéaliser le présent, changer en fiction l'histoire réelle, voilà qui démobilise le citoyen. Si en plus les valeurs auxquelles il croit, les valeurs libérales, sont lâchement trahies par ses élites, le peuple se fâche! Il n'a plus que du ressentiment et il cesse de cultiver la révolte pour reprendre l'idée d'Albert Camus. La société démocratique devient impuissante. Nous devenons un monde sans citoyen. Nous sommes alors spectateurs de notre vie démocratique. Le genre de situations dont raffolent toutes les dictatures. La condition essentielle au triomphe de l'âge des démagogues...