Dans son recueil de morale sociale intitulé : « Raisons communes » l'éminent sociologue Fernand Dumont affirmait : « certains groupes sont mieux organisés que d'autres pour faire valoir leurs idées et leurs intérêts; des élites influent sur l'opinion publique.
Le pouvoir d'interpréter, le pouvoir de définir ont des sources profondes. C'est dans cet antre caché de l'histoire que se profilent les blocages et les dérives » (1).
Dumont et Trudeau : deux visions opposées du devenir du Québec
Fernand Dumont a aussi témoigné tout au long de son œuvre de son profond attachement à la langue et à la culture française. Il nous a déjà savamment expliqué qu'un individu scolarisé comme lui a dû s'arracher à sa culture première (son milieu ouvrier) pour jouir du rayonnement d'une culture seconde, celle des lettrés et de l'érudition savante. C'est un peu le même souhait ,bien que dans un sens fort différent , que le père du multiculturalisme canadien, Pierre-Elliot Trudeau caressait pour que les Canadiens français s'arrachent à leur condition de colonisée pour accéder au rang de citoyen du monde. Trudeau voulait un avenir radieux pour les siens en niant leur spécificité culturelle alors que Dumont pensait au contraire que l'individu pour s'épanouir devait néanmoins s'abreuver à ses traditions.
Aujourd'hui, le débat sur la Charte des valeurs québécoises fait la démonstration plus que jamais des thèses de ces deux grands Québécois. Dumont opinerait sans doute qu'il est acceptable de limiter les droits de façon raisonnable de certains pour privilégier la tradition et la culture québécoise alors que Trudeau serait viscéralement opposé au projet de Charte des valeurs québécoises du gouvernement Marois.
Pourquoi une Charte des valeurs québécoises?
Lors de la dernière campagne électorale québécoise, le Parti Québécois a pris l'engagement de faire du Québec une société laïque en le dotant d'une charte de la laïcité. Aujourd'hui, on ne peut reprocher à Pauline Marois de faire ce qu'elle a promis. On lui a plutôt reproché plus souvent le contraire au cours de sa première année de mandat. Le hic, car il y en a un, c'est pourquoi maintenant? Y a-t-il péril en la demeure? Voit-on poindre à l'horizon une recrudescence de demandes d'accommodements religieux qui viendraient mettre en cause le fragile équilibre de la société québécoise? Hélas non!
Diviser pour régner...
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le gouvernement de Pauline Marois pratique la même politique que celle de son prédécesseur qu'elle a pourfendue, l'utilisation de la technique « harperienne » du « wedge politics », celle de proposer un thème polémique pour l'électorat qui viendra renforcer sa propre base partisane. Devant le haut taux d'insatisfaction à l'endroit de son gouvernement et à l'approche de l'échéance électorale, le gouvernement de Pauline Marois joue son va-tout pour refaire le plein de votes prenant ainsi en otage des Québécoises et des Québécois, membres de minorités religieuses, pour gagner la faveur populaire des Québécoises et des Québécois de souches des différentes régions du Québec. C'est la même politique que le gouvernement libéral de Jean Charest avait pratiquée à l'égard de la jeunesse étudiante au cours du printemps érable faisant de la stabilité et de la violence l'enjeu de l'élection. On a vu que la stratégie a presque réussi. Madame Pauline Marois ne désirant pas être en reste tente la même chose, mais cette fois en se servant de l'insécurité identitaire des francophones. Juste le titre de son projet Charte des valeurs québécoises trahit son dessein. Comme s'il existait des valeurs québécoises propres à ce territoire et à ses habitants...
Le problème de la liberté religieuse
Quoi qu'il en soit, l'exercice des libertés religieuses peut parfois causer un problème dans la vie commune des Québécoises et des Québécois. Même si les cas ne sont pas nombreux, comme l'a fort bien démontré le rapport de la Commission Bouchard-Taylor, il n'en demeure pas moins que parfois cela peut causer un problème de perception important au point de faire jaillir chez nous des sentiments de xénophobie et de repli relativement aux phénomènes de l'immigration. Juste pour cette raison, il aurait fallu plus de courage au gouvernement de Jean Charest pour s'attaquer au nœud de ce problème. Le gouvernement de madame Marois pourrait, avec un peu de meilleure volonté et beaucoup moins de calculs politiques, proposer des solutions durables qui pourraient contribuer à la fois à un exercice des libertés religieuses et au respect de la culture québécoise majoritaire des francophones de souche. Pour cela, il faudrait modifier et le titre et le ton de ce débat sur l'exercice des libertés religieuses qui est bien mal amorcé. Il faudrait commencer par changer le titre du projet et présenter une Loi favorisant la liberté religieuse dans le respect de la culture majoritaire francophone.
Qu'est-ce que la culture majoritaire francophone?
Qu'on le veuille ou non, il existe une culture majoritaire au Québec et qui possède des droits historiques qui doivent être reconnus. Cela est constitué des caractéristiques qui fondent le caractère distinct du Québec : la langue française comme langue d'usage, le droit civil français comme mode de résolution des litiges, une culture catholique patrimoniale et un État qui fait la promotion des droits collectifs pour préserver les traditions nationales d'un peuple minoritaire en Amérique du Nord. Nous ne devons pas faire de compromis pour affirmer ce caractère distinct du Québec et du peuple québécois. IL y en va de la survie de notre identité culturelle.
Pour protéger le caractère distinct du Québec doit-on interdire à un membre de la fonction publique de porter une croix dans son cou, interdire à un médecin juif de porter la kippa à l'hôpital ou à des enseignants de porter la soutane comme ceux de mon enfance dans les écoles des Frères des écoles chrétiennes? J'ai des doutes.
La brisure entre les élites et le peuple
Une chose est cependant certaine c'est qu'il existe une brisure importante entre l'opinion du peuple et ses élites. Alors que plus de 65 % des Québécoises et Québécois francophones se disent d'accord avec une Charte des valeurs québécoises, même si ne forte majorité d'anglophones s'y opposent pour donner un résultat global de 57 % une fois aggloméré tous les Québécois, de nombreux intellectuels s'opposent à une telle charte. Ce n'est pas la première fois que les élites de la société québécoise sont en ruptures avec le peuple. Cette fois c'est plus important, car il en va de notre capacité à intégrer et accueillir de nouveaux arrivants dans un contexte où la population vieillit et que nous avons désespérément besoin de sang neuf dans notre société, le taux de natalité du Québec étant incapable de suffire au renouvellement des générations.
Le moment majoritaire de Lisée et la pensée libérale de Gauchet
Dans un petit livre de 112 pages intitulé Nous et publié en 2007 chez Boréal, Jean-François Lisée, ministre des Affaires internationales dans l'actuel gouvernement, avance le concept d'un moment majoritaire dans l'histoire du Québec qui nécessiterait que des actions énergiques soient prises pour affirmer l'identité des Québécois francophones de souche. Paradoxalement, je suis assez en accord avec Jean-François Lisée surtout si j'éclaire ma réflexion de la pensée articulée du philosophe français Marcel Gauchet. Dans son livre La condition politique, publié chez Gallimard en 2005, Gauchet affirme que le libéralisme a connu trois grands moments dans son développement et qu'elle se retourne contre elle-même en se vidant de son projet d'affirmation politique : « Dans son mouvement d'expansion, dans le déploiement des principes de droit, la démocratie en vient à s'attaquer elle-même. La démocratie se retourne contre elle-même, c'est-à-dire qu'elle devient impuissante dans la mesure où elle ne se pense plus comme une communauté qui doit veiller aux conditions de son institution, mais qu'elle se voit comme une simple association d'individus rassemblés pour maximiser leurs intérêts et défendre leurs droits individuels » (2) Oui à l'affirmation du Québec majoritaire
Prenant au bond ce texte de Marcel Gauchet, affirmons que le Québec n'est pas qu'un simple assemblage d'individus qui font la promotion de leurs droits individuels et de leurs intérêts privés, mais bel et bien une communauté politique qui mérite un avenir. À cet égard, il faut permettre l'exercice des libertés religieuses, le port de signes ostentatoires pour tous, mais ne jamais céder sur le fond soit une société régie par le droit civil (pas de charia possible), la prééminence des éléments de la culture majoritaire (oui aux arbres de Noël et non aux congés religieux des autres), la langue française et les signes visibles de notre passé catholique. Il faut affirmer haut et fort notre culture et nos valeurs sans pour autant porter atteinte à celles de nos compatriotes nouvellement arrivés. Cependant, s'il y a un conflit entre ces droits et ces valeurs, nous devons nous choisir et privilégier le patrimoine de la société d'accueil. Pas simple à concevoir et à légiférer, mais c'est la seule voie qui s'offre à nous. Cela serait peut-être différent si dans notre pays, le Canada, on nous reconnaissait nos droits nationaux, mais comme ce n'est pas le cas, c'est le prix à payer... Il faut légiférer, mais pas à la manière Marois!
Tweet de la semaine
« Exclusions du collège, de l'entreprise, du club, de la famille, de son pays, etc. Les exclusions sont pour la plupart de terribles épreuves... » - Bernard Pivot, Les tweets sont des chats, Paris, Albin, Michel, 2013, p.147
Notes et références :
Fernand Dumont, Raisons communes, Coll « Boréal Compact », Montréal, Boréal, 1997, p.25.
Marcel Gauchet, La condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 536.