Dans les dernières semaines, le juge Paul Rouleau a présidé
aux audiences de la Commission sur l'État d'urgence. Sans surprises, on ne
retrouve ni scandales ni révélations fracassantes. La décision du gouvernement
Trudeau d'invoquer la loi des mesures d'urgence en lien avec le blocus du centre-ville
d'Ottawa et de lieux névralgiques à nos frontières reste encore marquée, malgré
les efforts du juge Paul Rouleau et les auditions de la Commission, d'une zone
de différentes teintes de gris.
Finalement, nous n'aurons jamais une réponse définitive à la
question de l'à-propos ou non pour le gouvernement Trudeau d'avoir invoqué
cette loi liberticide. On notera que la mise en vigueur de cette Loi coïncide
avec la fin de l'occupation illégale de la ville d'Ottawa et d'un mouvement qui
faisait du Canada la risée du monde. Cela vient nourrir notre volonté de mieux
comprendre l'un des volets importants de cette crise : la montée en force
du populisme et du radicalisme dans la sphère politique canadienne. Tentatives
d'explications...
Le populisme et le radicalisme dans
l'histoire : Trump et Lénine
L'historien français Pascal Ory a publié en 2017 chez
Gallimard, un intéressant essai historique : Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité
populiste. La contribution
de Pascal Ory à notre compréhension du phénomène du populisme et du radicalisme
est majeure. Il retrace la naissance de ces phénomènes que nous croyons
contemporains à des événements qui sont au croisement de la modernité, de
l'industrialisation et de l'urbanité. Deux événements semblent à ses yeux
déterminants soit la révolution d'octobre 1917 en Russie et la révolution
trumpienne américaine de 2016. Vous me direz qu'il n'y a pas d'événements plus
aux antipodes que ceux mettant en vedette Donald Trump et Vladimir Ilitch
Lénine.
Pour l'historien français, les deux sociétés n'ont rien en
commun ou presque à 100 ans de distance, mais elles sont toutes deux
marquées par une conjoncture similaire : « Comme Lénine, Trump a su parler
à l'oreille de ceux qui se jugent dominés par un establishment, comme
Lénine il bénéficie de tout un réseau d'agit-prop qui ignore souverainement les
médias de référence, mais qui irrigue efficacement les profondeurs du corps
politique, à commencer par Internet, actionné par de multiples robots
informatiques. Plus profondément encore, les partisans d'Hillary Clinton se
révéleront avoir raisonné à partir de schémas intellectuels inadaptés à des
contextes de crise collective grave. » (Pascal Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste,
Paris, Gallimard, 2017, p. 256 p., [Débat]).
Les faits alternatifs : nouvelle
réalité ?
Pour Pascal Ory, nous vivons une époque tout à fait nouvelle
où l'intelligence, malgré ses efforts, ne réussit pas à penser le monde comme
auparavant : « Mais à la succession et la superposition des
interprétations contradictoires ont conduit à la situation présente où, de même
que tous les patrimoines culturels sont jugés dignes d'être mis en valeur ‒
situation sans précédent dans l'histoire de l'humanité, ouverte par la
modernité culturelle ‒, l'état idéologique du monde a tous les traits d'un
marché des idéologies, y compris religieuses, dans lequel les individus de plus
en plus individualistes font leur choix, indéfiniment rétractable ‒
situation sans précédent dans l'histoire humaine, ouverte par la modernité
politique » (Idem p. 221)
En clair, Pacal Ory fait la démonstration de notre
incapacité à penser le monde avec les bons schémas mentaux à une époque où
l'individu est roi et que le régime de vérité est aujourd'hui devenu celui des
vérités relatives de ses locuteurs. Les réalités alternatives de Trump
triomphent et cela ouvre la voie à tous les populistes et radicaux qui veulent
se faire entendre. C'est la réalité qui fonde des événements comme ceux du
Convoi des libertés et de la montée en puissance d'une forme de populisme qui
fait appel à la violence. Malgré la qualité des travaux du juge Paul Rouleau,
je crois que nos schémas mentaux sont inadaptés pour faire face à de telles
situations. C'est pourquoi je suis profondément convaincu que le gouvernement
Trudeau a eu raison de faire appel à la Loi des mesures d'urgence. Comme
l'écrivait le nobélisé Albert Camus : « mal nommer un objet, c'est ajouter
au malheur du monde. » J'ajouterais qu'à situation inédite, solution inédite...
Le populisme a-t-il un avenir au
Canada ?
Avec le triomphe du chef conservateur Pierre Poilievre et de
son discours populiste, devons-nous être inquiets devant la montée en puissance
du populisme au Canada et de la manifestation dans notre espace démocratique de
ses effets purulents ? Le resurgissement du populisme est lié tout d'abord à
une crise de légitimité de nos institutions et d'un leadership inadéquat de la
classe politique. Des éléments bien présents au Canada. Puis, la force de
l'idéologie populiste tient à ses caractéristiques intrinsèques, le flou
artistique autour de sa véritable nature. Cela aujourd'hui est un avantage. Le
populisme peut ainsi s'adapter à différentes situations sociales et faire
valoir sa capacité d'attraction.
Il faut aussi prendre en compte que notre intelligence collective
a réussi à bien délimiter le camp des populistes et de ses opposants autour de
caractéristiques qui permettent des affrontements entre des positions claires
et qui peuvent se nourrir de rhétoriques efficaces. Les intellectuels, les
médias, les militants et les citoyens et citoyennes définissent le terrain du
populisme par les caractéristiques suivantes : Le postulat fondamental d'une souveraineté populaire
confisquée. Trump parlait des élites médiatiques rassemblées dans le
marais de Washington. L'identification forte à une communauté nationale,
L'America First de Trump. Enfin, une personnalisation du leadership comme celle
de Trump et de son mouvement.
Il est clair que l'épisode Trump est un moment populiste de
l'histoire américaine. La propension récente des Canadiennes et des Canadiens à
emprunter à la culture américaine et à importer ses pratiques pavera-t-elle la
voie à un moment populiste de l'histoire politique canadienne ? Cela reste à
voir.
Comprendre pour ne pas sombrer
Si l'on souhaite vraiment vivre en démocratie, il est
important de comprendre que nos schémas mentaux habituels ne permettent pas de
saisir la totalité du réel surtout le réel alternatif de mouvements animés par
l'individualisme et l'égoïsme. Il y a un lien profond et clair entre modernité
politique et souveraineté populaire. L'air du temps donne un net avantage à
l'avancée du populisme sous une forme ou une autre. Il faut déconstruire la
confiscation de nos libertés et d'une souveraineté réelle. « Une définition non
pas juridique, mais historique de la nation en ferait donc la figure
démocratique de l'identité collective. » (Pascal Ory. Ibid.)
La compréhension du phénomène de l'idéologie populiste doit
donc se voir comme un processus historique en continu. Il faut se l'approprier
plutôt que de la subir. Ainsi, on pourrait remettre en cause nos schémas de
pensée inadéquats pour saisir la réalité alternative des opposants à la
démocratie. On sera alors en mesure de ne pas ridiculiser ou humilier ces déplorables, selon le mot d'Hillary
Clinton au sujet des partisans de Trump, qui seront alors plus enclins au
dialogue qu'à la violence. Ce processus démocratique doit être en amont plutôt
qu'en aval comme l'a démontré l'expérience malheureuse de l'occupation d'Ottawa
par le Convoi de la liberté. Ce n'est pas facile, mais c'est le prix à payer
pour comprendre le populisme...