Le titre de cette chronique évoque une expression devenue un
peu vieillotte et qui signifie : leurre ; piège ; dispositif trompeur ;
poudre aux yeux ; tromperie ; fumée et miroirs ; chose séduisante, mais
trompeuse. C'est un peu ce que
représente à mes yeux l'analyse commune des principaux commentateurs de la
scène politique canadienne concernant l'alliance stratégique entre les libéraux
de Justin Trudeau et les néo-démocrates de Jagmeet Singh. Nous sommes loin d'un
détournement de démocratie comme l'estime certain et encore moins de la
réécriture du scénario de l'épisode de 1972 de l'entente entre David Lewis et
Pierre Elliott Trudeau. Le monde a changé depuis et contrairement aux idées reçues,
l'histoire se répète rarement même si elle est tributaire des formes sociales
et économique qu'ils l'ont façonnée. Réflexion contemporaine sur la politique
canadienne.
Coup
d'État démocratique ?
Si nous en croyons
certains thuriféraires, l'entente conclue entre les libéraux de Justin Trudeau
et les néo-démocrates de Jagmeet Singh serait un détournement de démocratie.
Après tout, la population canadienne n'a pas voté il y a à peine six mois, le
20 septembre 2021 plus précisément, pour un gouvernement minoritaire.
Selon ce type de logique, Justin Trudeau et Jagmeet Singh se sont livrés à un
détournement de démocratie. Quelle bêtise ! Quelle incompréhension de notre
système politique ! Au Canada, les citoyennes et les citoyens ne votent pas
pour un gouvernement, ils votent pour un représentant de leur circonscription
qui se présente sous une bannière d'un parti. C'est le résultat d'ensemble qui
fait foi de tout pour déterminer qui prendra la gouverne de l'État canadien.
Nous votons pour un
parlement, pas pour un gouvernement. Par la suite, les élus dûment élus par le
peuple canadien peuvent choisir de donner ou non leur confiance à un
gouvernement à un autre. Les notions de gouvernement majoritaire et minoritaire
ne sont en fait que la résultante de la vie des partis politiques qui
majoritaires ou non gouvernent en fonction d'un programme défendue auprès de
l'électorat. Des alliances sont alors nécessaires avec d'autres formations
politiques lorsqu'un groupe parlementaire est plus nombreux, mais qui n'a pas la
majorité des sièges ? Cette notion d'alliances ponctuelles dans un parlement
minoritaire devient le théâtre de tous les coups fourrés en lien avec les
demandes des uns et des autres en vue d'éviter de replonger le pays dans une
élection générale. Dans le Canada balkanisé que nous sommes, cela donne lieu au
triomphe de la démocratie des groupes de pression et des revendications
régionales et fait reculer l'idéal d'un pays qui se définit par l'universalisme
plutôt que par les intérêts de chacune des régions.
Dans cette optique,
l'entente conclue entre Trudeau et Singh est bien loin du coup d'État
démocratique. Ce n'est qu'une entente pratique entre deux formations aux
positions et politiques sœurs qui assure la stabilité du gouvernement.
Orgie
de dépenses
L'autre pan de critiques de cette alliance s'inscrit dans le
registre d'une orgie de dépenses qui découlera de cette entente. Déjà on
reprochait au gouvernement libéral de Justin Trudeau de légèreté sinon
d'irresponsabilités en matière de finances publiques. Le parti pris de Justin
Trudeau et des libéraux pour la dépense avait pourtant été clairement énoncé
aux électeurs dès sa première élection et réitéré maintes fois depuis. Imaginez,
les libéraux de Justin Trudeau ont triomphé des néo-démocrates de Thomas
Mulcair en les dépassant sur sa gauche. Cela prenait de l'audace.
Il est vrai que la nouvelle alliance prévoit de nouvelles
dépenses fort coûteuses pour l'État canadien notamment par de nouveaux
programmes en matière de santé dentaire, de soins de santé aux aînés et de
logement. Cela s'ajoute au programme national de garderie ainsi qu'au
rehaussement obligatoire des dépenses militaires du Canada dans la foulée de la
folie meurtrière de Vladimir Poutine en Ukraine. C'est légitime de poser des
questions.
Néanmoins, le discours public et médiatique sur les
équilibres financiers des États ne semble pas s'être ajusté aux nouvelles
avancées de la science économique représentées notamment par les recherches de
Thomas Piketty et la professeure d'économie et de finances publiques, Stéphanie
Kelton. La professeure Kelton est l'une des figures les plus éminentes de la
théorie monétaire moderne. Elle
a publié un ouvrage important en 2020 intitulé : The Deficit Myth: Modern Monetary Theory and
the Birth of The People's Economy.
Dans ce livre qui nous présente l'essentiel de ses
recherches, Stéphanie Kelton déconstruit l'idée que les États doivent tenir
leurs budgets comme des ménages, que le déficit prouve que l'État dépense trop
et que la dette publique est insurmontable. Elle fait plutôt la démonstration
que le déficit budgétaire n'appauvrit pas l'État, que la dette n'est pas un
fardeau et que le juste niveau de dépense publique s'évalue à partir du taux d'inflation
et du niveau réel des ressources. Rien n'indique, malgré la rhétorique
guerrière d'hier sur ce sujet, que le gouvernement libéral de Justin Trudeau
ait perdu le contrôle de ses dépenses selon la vision défendue par la
professeure Kelton. Nous pourrons évaluer avec plus d'acuité cette affirmation
à l'occasion du dépôt du prochain budget de l'État canadien prévu pour avril
prochain. L'orgie des dépenses appréhendée ne semble pas plus fondée que celle
du détournement démocratique eu égard à l'alliance entre libéraux et
néo-démocrates. Reste la question de la centralisation de l'État canadien. Nous
replongeons alors au cœur de la question nationale Québec-Canada.
La question de la nation québécoise
Sur cet aspect, on ne peut donner tort totalement à la
méfiance que provoque cette alliance sur le plan de la question nationale. Il
est clair que la volonté assumée des libéraux et des néo-démocrates de dépenser
plus dans des juridictions qui relèvent des provinces et des territoires comme
la santé et les services sociaux vient replonger le pays dans des querelles
constitutionnelles potentielles. L'annonce vendredi dernier du suave ministre
de la Santé fédéral, Jean-Louis Duclos d'un ajout de deux milliards de dollars
dans les transferts de santé accompagnée de conditions ou d'observations est manifestement
une déclaration de guerre aux provinces qui revendiquent à bon droit le respect
de leurs compétences et du texte constitutionnel qui a présidé à la création de
notre pays. Mais ce n'est pas aujourd'hui que l'on s'étonnera que l'incapacité
des Canadiennes et des Canadiens à discuter normalement de changements
constitutionnels ait de vraies conséquences dans les vraies affaires du pays
pour paraphraser l'ancien gouvernement libéral de Philippe Couillard.
Cette question nationale. Ce dialogue Québec-Canada
inexistant en matière constitutionnelle est au cœur d'un débat nécessaire à
venir. Un livre récent publié par Étienne-Alexandre Beauregard aux Éditions du Boréal
en témoigne éloquemment. Dans un essai lumineux, l'auteur nous fait comprendre
que la question nationale est loin d'être réglée au Canada. Au contraire, les
nouvelles forces politiques au pays amplifient le problème et viennent
transformer la politique canadienne. Un livre à lire pour toutes celles et tous
ceux qui s'intéressent à la politique québécoise et canadienne. En prime, c'est
un jeune homme qui s'intéresse à ces vieilles questions. C'est en quelque sorte
rassurant pour l'avenir. J'aurais l'occasion de revenir sur plusieurs aspects
de cet ouvrage au cours des prochaines chroniques. (Etienne-Alexis Beauregard, Le schisme identitaire. Guerre culturelle et
imaginaire québécois, Montréal, Édition du Boréal, 2022, 305 p.)
Permettez-moi de vous citer la
présentation de ce livre par l'éditeur, histoire de vous mettre l'eau à la
bouche : « Depuis deux décennies, les Québécois traversent un
mauvais rêve où une idéologie hégémonique remet en question leur droit même
d'exister comme nation. Étienne-Alexandre Beauregard décortique ce discours
officiel afin d'en démonter les mécanismes et d'en dévoiler les pièges. Il fait
appel à de nombreux penseurs, en particulier Antonio Gramsci, pour montrer
comment divers phénomènes, dont la montée du populisme, le discours émergent du
care et la polarisation entre nationalistes conservateurs et progressistes
multiculturalistes, ont plongé le Québec dans ce qui n'est rien de moins qu'une
guerre culturelle dont l'enjeu est la définition même de la nation québécoise,
de son histoire et de son avenir. »
Le Canada à la croisée des chemins
Le Canada est à un moment important
de son histoire. La guerre entre État-nation et État multiculturel est à son
paroxysme. Dans cette guerre totale, le sort et l'avenir de la nation
québécoise est en jeu. Quoi que certains puissent en penser, la venue d'un Jean
Charest comme chef du Parti conservateur pourrait être un début de solution
pour apaiser les tensions au pays. Mais avant de le conclure, laissons-le nous
raconter ce qu'il veut faire s'il devient chef des conservateurs. Soyons
attentifs aux forces réelles qui façonnent la politique et ne nous laissons pas
berner par le miroir aux alouettes du « commentariat politique »...