En 1979, le romancier américain, William Styron, nous a
donné un grand roman, Le choix de Sophie, qui traite de culpabilité, de
nazisme et d'esclavagisme. Au cœur du roman, ce choix de Sophie qui doit
privilégier la vie de l'un de ses enfants pour permettre à l'autre de vivre.
Cela nous a donné l'expression anglaise Sophie's choice qui fait
référence à un choix tragique et insoutenable entre deux possibilités. C'est un
peu ce à quoi nous fait penser la démission de madame Sophie Brochu de son
poste à Hydro-Québec. Elle aime passionnément son travail, mais elle se refuse
à jouer le jeu d'un gouvernement qui a des orientations développementalistes eu
égard à celles qu'elle privilégie soit un meilleur usage des ressources
disponibles plutôt que l'expansion des capacités de production
hydro-électriques de notre société d'État. Avec des nuances bien sûr...
Ce que je veux dire dans cette chronique c'est que la
démission de Sophie Brochu comme présidente-directrice générale d'Hydro-Québec
n'a rien à voir, contrairement à ce que l'on dit et on écrit beaucoup au Québec
ces jours-ci, avec un conflit de personnalités entre le super ministre de l'Économie
et de l'Énergie, Pierre Fitzgibbon et madame Brochu. C'est plutôt le début d'un
vrai débat sur l'avenir du Québec et de son économie. Enfin, comme le
souhaitait jadis le premier ministre Philippe Couillard, on va parler des
vraies affaires. C'est ce à quoi je vous convie dans cette chronique. Amorcer
un début de réflexion sur l'avenir du Québec par le prisme du développement ou
non de nos ressources énergétiques et du biais de notre fleuron, jadis notre
fierté, Hydro-Québec.
Hydro-Québec
et nous...
Il y a près de 10 ans maintenant,
l'historien Stéphane Savard a écrit un très bel ouvrage sur Hydro-Québec.
Publié chez Septentrion en 2013, le livre de Stéphane Savard qui
s'intitule : Hydro-Québec et l'État québécois, 1944-2005, ce volume
nous dresse un portrait saisissant du rôle prédominant de cette société
publique dans la construction de l'identité québécoise ainsi que son
instrumentalisation politique à des fins étatiques ou partisanes. Les
événements actuels qui ponctuent la vie d'Hydro-Québec s'inscrivent dans la
foulée de cet ouvrage historique. Une fois encore, l'avenir d'Hydro-Québec sera
au cœur de notre construction nationale et les tenants d'une option ou d'une
autre instrumentaliseront les débats à des fins politiques. Cette fois, le bras
de fer se déroulera entre les écologistes purs et durs et les tenants du
développement économique. Il ne faut pas se cacher la vérité. Il existe
présentement une guerre larvée dans l'opinion publique entre les partisans d'une
idéologie de décroissance économique que nous retrouvons dans le coin des
écologistes au nom de la sauvegarde de l'humanité menacée par les changements
climatiques et de l'autre côté celles et ceux qui croient que l'on peut
concilier le développement économique et la lutte aux changements climatiques
dans un concept un peu flou et souvent la cible d'écoblanchiment de
développement durable. Entre les uns et les autres, ce qui se jouera ce n'est
pas le sauvetage de l'humanité, mais bel et bien l'avenir du Québec, de sa population,
de son caractère distinct, de sa langue et de sa culture. En fait, nos choix
énergétiques d'aujourd'hui sont fondamentaux pour notre avenir. C'est pourquoi
nous ne devons pas cette fois, comme trop souvent, faire l'économie de ce débat.
L'énergie
au cœur du pouvoir
Il faut lire l'essai publié chez Fides l'an
dernier par Yvan Cliche sur le pétrole comme enjeu stratégique. Dans cet
ouvrage intitulé : Jusqu'à plus soif :
Pétrole-gaz-solaire-éolien : enjeux et conflits énergétiques, on y
comprend que depuis ses origines à aujourd'hui, cette ressource a été au cœur
de toutes les luttes de pouvoir et des guerres et qu'une simple variation de
son prix à la pompe ou de sa disponibilité vient complètement bouleverser nos
économies. Aujourd'hui, la lutte aux changements climatiques et le
développement des énergies renouvelables vont bouleverser profondément la carte
géopolitique mondiale. Les pays qui réussiront le mieux leur transition
énergétique seront les grands gagnants du monde qui se crée aujourd'hui sous
nos yeux. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre le débat que nous
devons avoir sur l'avenir d'Hydro-Québec. Il faut comprendre comment la
transition énergétique obligée dans laquelle nous sommes engagés va amener de
nouveaux acteurs et créer de nouveaux pôles d'influence. Dans son essai, Cliche
situe bien le problème, citons-le :
« La géopolitique de l'énergie n'apparaît peut-être pas
comme un facteur de premier plan pour le Québec, pourtant il l'est d'une
certaine manière. Peu savent qu'environ la moitié du déficit annuel de la
balance commerciale de la province est liée à ses achats de pétrole. Ici, comme
ailleurs, le quotidien des gens est grandement perturbé par les hausses des
prix de l'essence. Celle-ci influence non seulement les déplacements, mais
également le panier d'épicerie, car les denrées importées ou transportées sur
de longues distances deviennent plus dispendieuses. Et on s'arrête trop
rarement à d'éventuelles ruptures d'approvisionnement, peu fréquentes, mais
jamais impossibles. Le Québec serait grandement vulnérable dans de tels
scénarios, et on sait peu sur les plans de contingence qui seraient déployés.
Enfin, le secteur de l'énergie est appelé à connaître de grandes
transformations, et celles-ci font entrevoir des possibilités intéressantes
pour le Québec. Les Québécois ont joué un rôle marginal dans la géopolitique
des hydrocarbures (charbon, pétrole, gaz), n'ayant jamais extrait de telles
ressources de leur territoire. Mais la portion enviable du Québec comme grand
producteur d'énergies renouvelables et de minéraux nécessaires à la transition
énergétique, notamment pour le développement des batteries de véhicules
électriques et de l'hydrogène propre (vert) permet de croire qu'il pourrait
devenir un acteur d'importance dans la géopolitique énergétique qui se dessine
pour le reste du XXIe siècle » (Yvan Cliche, Jusqu'à plus
soif : Pétrole-gaz-solaire-éolien : enjeux et conflits énergétiques,
Montréal, Fides, 2022, p.6-7).
Ce qu'écrit Yvan Cliche est en phase avec ce que je pense de
cet enjeu majeur pour le Québec. Je trouve étrange qu'une femme aussi
talentueuse que madame Sophie Brochu ait refusé de prendre part à cet immense
défi pour l'avenir du Québec. Faut-il en déduire qu'elle ne pensait pas avoir les
compétences nécessaires pour aider le Québec à faire des choix stratégiques
pour son avenir ? Seule elle le sait...
Il faut
avoir une vraie conversation
On le voit bien, le départ de madame Sophie Brochu n'est pas
un problème de conflits de personnalités entre elle et le gouvernement, mais
plutôt l'occasion pour le Québec de se faire une tête sur l'avenir du Québec
dans un monde qui se transforme à vitesse grand V. Hier comme aujourd'hui,
Hydro-Québec constitue un outil privilégié pour faire avancer le Québec et l'aider
à se positionner pour l'avenir. Il faut que nous ayons ensemble une vraie
conversation qui viendra nous soutenir dans nos choix collectifs quant à nos
stratégies collectives de luttes aux changements climatiques, à nos relations
avec les peuples des Premières Nations, à notre rapport avec notre
environnement, nos rivières majestueuses et notre mode de vie. En fait, ce dont
il sera question dans ce débat ce n'est rien de moins que l'avenir du Québec et
de son rapport au monde. Cela mérite d'avoir ensemble une vraie conversation
qui ne peut se limiter à une simple commission parlementaire ou à des décrets
ministériels. Nous devons parler de notre avenir. On voit que cela dépasse de
loin le choix de Sophie...