C'était inévitable. Écrit dans le ciel. La défaite du Parti libéral du Québec aux mains de l'un ou l'autre des partis politiques présents à notre Assemblée nationale était pour ramener à l'avant-scène la question du port des signes ostentatoires religieux.
Dès la première rencontre du caucus des candidats et députés élus de la Coalition avenir Québec, Geneviève Guilbault et Simon Jolin-Barrette, porte-parole du comité de transition du nouveau gouvernement en devenir, ont bien maladroitement, en réponse à une question des journalistes, annoncé qu'il était de l'intention du futur gouvernement Legault d'interdire le port de signes religieux pour les personnes en autorité afin d'affirmer la laïcité de l'État québécois. Dix ans après le dépôt du rapport de la commission Bouchard-Taylor, la question lancinante du port du voile et de la kippa refait irruption dans l'espace public québécois. Pourtant, plutôt que de querelles de bouts de chiffons, c'est de laïcité dont il faudrait parler tous ensemble. Réflexions autour des querelles de bouts de chiffon.
Commission Bouchard-Taylor, 10 ans après
L'année 2018 marque le dixième anniversaire du dépôt du rapport de la commission Bouchard-Taylor intitulé : FONDER L'AVENIR. Le temps de la conciliation. Rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles. Rappelons les deux principales conclusions de ce rapport citées dans le livre récent de Solange Lefebvre et Guillaume St-Laurent publié chez Québec-Amérique : « Les deux principales conclusions de ses analyses, contenant trente-sept recommandations, étaient 1) que la crise des accommodements fut avant tout une "crise des perceptions" en décalage avec la réalité effective des pratiques d'accommodements raisonnables et d'ajustement concerté au Québec; et 2) que le mouvement de mécontentement qui s'imposait dans un large pan de la population à l'endroit de ces pratiques d'harmonisation s'expliquait par le malaise identitaire qu'éprouvent les "Québécois d'ascendance canadienne-française", notamment en raison de leur double statut de majoritaires (au Québec) et de minoritaires (au Canada et en Amérique) : "les membres de la majorité ethnoculturelle craignent d'être submergés par des minorités elles-mêmes fragiles et inquiètes de leur avenir. La conjonction de ces deux inquiétudes n'est évidemment pas de nature à favoriser l'intégration dans l'égalité et la réciprocité." » (Solange Lefebvre et Guillaume St-Laurent, Dix ans plus tard : la commission Bouchard-Taylor, succès ou échec?, Montréal, Québec-Amérique, 2018, p. 18, 355 p. [Débats]).
Tout tient dans cette conclusion qui est encore aujourd'hui d'actualité. D'abord, cette insécurité proverbiale des Québécois d'ascendance canadienne-française qui voit toujours le Canada lui refuser la reconnaissance de son caractère distinct et de ses attributs de nation qui se traduit par des relents de méfiance et de fermeture devant l'inconnu, devant l'Autre. Puis, la même propension des médias à monter en épingle ces questions liées à l'identité. Les mêmes choses donnent les mêmes résultats dix ans après. La meilleure preuve c'est que si nous en parlons aujourd'hui c'est parce que les médias ont fait un cirque avec une réponse claire et limpide des porte-parole de la CAQ, Guilbault et Jolin-Barrette qui n'ont que rappelé une position claire de leur formation politique. Pour notre plus grand malheur, c'est de bouts de chiffons que les médias souhaitent faire porter le débat pas sur la laïcité de l'État. Nous revoici partis pour un tour de piste d'un débat identitaire mal engagé.
La responsabilité des médias
Dans le livre déjà cité de Solange Lefebvre et Guillaume St-Laurent, la première partie est consacrée à un débat sur le rôle des médias auquel participent les journalistes Alain Saulnier, Rima Elkouri, Jeff Henrichs et Josée Boileau, débat tenu le 19 octobre 2017 lors d'une table ronde organisée par Maryse Potvin de l'Université du Québec à Montréal. Solange Lefebvre et Guillaume St-Laurent relatent ce débat en introduction de leur livre : « Les journalistes Alain Saulnier, Rima Elkouri, Jeff Henrich et Josée Boileau ont eu l'occasion de se saisir de cette question lors d'une table ronde organisée le 19 octobre et animée par Maryse Potvin. La captivante discussion, retranscrite intégralement ici, permet de reprendre le pouls des désaccords qui divisent le monde journalistique à propos des défis spécifiques que posait la couverture médiatique des cas d'accommodement en 2007, de l'attention qu'il s'agit d'accorder ou non aux groupes d'extrême droit et, plus généralement, au sujet des responsabilités inhérentes à leur profession, aujourd'hui en profonde transformation. Suivant les contributions respectives de Josée Boileau, qui défend vigoureusement la thèse selon laquelle la crise des accommodements était plus imputable aux acteurs politiques qu'au travail des médias... » (Solange Lefebvre et Guillaume St-Laurent, ibid. p. 21)
En conclusion de cette partie que l'on pourrait intitulée « C'est la faute aux médias », Solange Lefebvre conclut : « Les médias existent en relation avec la société, répercutant des protestations citoyennes, des paroles d'acteurs politiques de même que des interprétations des faits. En cela, il devient difficile d'affirmer que "c'est la faute des médias". La commission Bouchard-Taylor aura eu pour effet de calmer le jeu en constituant un carrefour d'interactions sociales intenses, d'expression transparente des opinions contrastées et de confrontation des idées. Elle aura aussi lancé le message fort qu'il ne devrait pas exister, en terres canadienne et québécoise, des citoyens de seconde zone, quelles que soient leurs croyances et leur apparence. » (« Les médias et la réception complexe d'une commission » dans Solange Lefebvre et Guillaume St-Laurent, Dix ans plus tard : la commission Bouchard-Taylor, succès ou échec? p. 85)
Cette fois encore, les médias sont à l'origine de ce débat au lendemain de l'élection du gouvernement de François Legault. Madame Boileau pourrait-elle encore en attribuer la responsabilité aux acteurs politiques? La position de la CAQ est largement connue. Elle n'a pas changé depuis le tout début. Alors, pourquoi poser une telle question alors que clairement les priorités des Québécoises et des Québécois étaient largement ailleurs comme l'a démontré de façon non équivoque le résultat de la dernière élection? Pourquoi vouloir relancer le débat sur des bases aussi fragiles?
Le fond de la question
Sur le fond, la question de la laïcité de l'État québécois m'apparaît comme fondamentale. Le port de signes religieux par des enseignantes ou des enseignants ou des personnes en autorité n'est que l'épiphénomène de la question qui est devant nous. Ce dont il est question c'est de la laïcité de l'État. Ce n'est pas une question qui se discute sur le coin d'une table.C'est un sujet sérieux qui mérite que l'on en discute tous ensemble. Je ne m'oppose pas à la volonté du nouveau gouvernement d'agir sur le port des signes religieux pour les personnes en autorité en lien avec le consensus présent dans la société québécoise. Néanmoins, on ne peut discuter de cette question en faisant l'économie de débats sur la place du religieux dans l'espace public, sur le modèle d'intégration des nouveaux arrivants à la majorité et sur le droit des minorités religieuses.
Même si je comprends l'importance de l'enjeu dans l'arène politique, Je suis catastrophé par le fait que les gouvernements, outre l'épisode malheureux de la Charte des valeurs du gouvernement Marois, ne se sont pas penchés là-dessus depuis le dépôt des recommandations de la commission Bouchard-Taylor et qu'aujourd'hui nous en sommes encore à discuter de cette question.
L'historien français Antoine Compagnon a écrit en 2017 un très beau livre publié chez Gallimard intitulé Les chiffonniers de Paris dans lequel il nous rappelle que : « le chiffonnier est à la fois l'inquiétant rôdeur des nuits de la capitale et l'agent indispensable des progrès de la société » (Antoine Compagnon, Les chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017, 496 p. [Bibliothèque illustrée des histoires]). Comme le chiffonnier de Paris du 19e siècle, nous devons peut-être prendre conscience qu'au Québec le débat sur la laïcité n'est pas l'équivalent du chiffonnier rôdeur du Paris du 19e siècle. L'occasion est belle pour le nouveau gouvernement Legault pour créer les conditions d'un vrai débat ouvert sur cette question. Donner l'opportunité au Québec d'être le lieu d'une conversation démocratique ouverte sur une question difficile. Pour une fois, plutôt que d'être un peuple de chicaniers, nous pourrions être, à l'image du chiffonnier de Paris porteur de progrès, quelque chose comme un grand peuple de chiffonniers...