La controverse entre l'auteur et romancier Kevin Lambert et
le premier ministre Legault au sujet de la mention de son dernier roman Que
notre joie demeure
publié en 2022 chez Héliotrope offre une belle occasion de réfléchir au rapport
entre la littérature et de manière générale entre le monde de la création
artistique et la politique. Nul ne niera que si tout est politique, la création
artistique a toujours été et sera toujours un lieu de critique sociale et
politique. Cela mérite quelques commentaires et une réflexion sur l'importance
de l'art et de ses multiples significations dans nos vies.
L'art
est multiforme et ses significations polymorphes
Ce n'est pas
d'hier que l'on s'interroge sur le lien de l'art et des sociétés. Chez nous,
les lecteurs nés avant les années 60 s'en souviendront. Nous avions le
mépris facile pour Télé-Métropole et le Journal de Montréal que l'on
jugeait trop près du peuple et racoleur avec leurs contenus kitch qui
suscitaient l'engouement populaire. Il faut convenir que ce n'est pas d'hier
que l'on assiste au Québec à une opposition larvée entre le peuple et ses
élites autour de l'enjeu de la production culturelle.
Si nous
revenons à notre sujet de préoccupation d'aujourd'hui, le lien entre l'art et la politique est un débat
qui remonte à l'Antiquité et continue de susciter des discussions animées de
nos jours. Ce débat explore les interactions complexes entre l'art et le
pouvoir politique, ainsi que le rôle de l'artiste dans la société.
De nombreux artistes ont utilisé leur art comme un
moyen d'exprimer des idées politiques, de critiquer le pouvoir en place, de
remettre en question les normes sociales et de promouvoir des causes qui leur
tiennent à cœur. L'art peut servir de plateforme pour mettre en lumière des
problèmes sociaux et politiques, et ainsi mobiliser les gens.
Dans certains contextes historiques, l'art
a été utilisé comme un outil de propagande par les gouvernements et les régimes
politiques pour promouvoir leurs idéologies et renforcer leur pouvoir. Des
exemples incluent les affiches de propagande, les fresques murales et les
monuments érigés pour glorifier les dirigeants et leurs actions.
Par ailleurs, il n'est pas inédit que
des gouvernements
et des régimes autoritaires aient souvent contrôlé l'art et la culture, en
imposant des restrictions, en censurant des œuvres ou en persécutant des
artistes dont les idées contreviennent à l'idéologie dominante. La censure peut
étouffer la liberté d'expression et la créativité. Ici, on peut penser à des
régimes comme l'Iran, la Russie, l'Inde et la Chine par exemple. En Occident,
aux 17e et 18e siècles, les principales démocraties
d'aujourd'hui avaient des moyens de censure de l'imprimerie. Au Québec, nul
n'oubliera le rôle de l'Église catholique romaine dans la censure et le
contrôle de l'art. Il faut donc faire preuve de retenue, et se rappeler notre
passé, avant de condamner les dictatures d'aujourd'hui. Nous ne sommes pas
exempts de tout blâme.
Dans des contextes où la liberté d'expression est
restreinte, certains artistes ont choisi de résister par le biais de leur
travail. L'art de résistance peut jouer un rôle essentiel dans la mobilisation
de l'opinion publique et dans la quête de changement social et politique.
L'art est aussi un puissant moyen pour créer un
monde conforme aux aspirations de l'idéologie dominante. Que ce soit par
l'entremise de subsides de l'État ou encore par le concours de généreux
donateurs privés. L'art est rarement neutre. Bien souvent l'art sert d'outils
de construction de l'État ou de l'imaginaire collectif. Il est rarement
apolitique quoique puissent en dire les esthètes adeptes de pureté.
L'art est politique
L'art a souvent joué un rôle crucial dans la
construction de l'identité nationale en représentant les valeurs, les
traditions et l'histoire d'un peuple. Les États-Unis d'Amérique et Hollywood en
constituent un puissant exemple. Les gouvernements peuvent encourager la
création d'œuvres artistiques pour renforcer le sentiment de communauté et d'appartenance
à une nation. Il faut rappeler au Québec le rôle des artistes dans la cause de
l'indépendance nationale. Qui ne se souvient pas de 1976 ?
Certains artistes et critiques soutiennent que l'art
devrait rester indépendant de la politique, en se concentrant sur des questions
esthétiques et personnelles plutôt que sur des débats politiques. Ils estiment
que mélanger l'art et la politique peut détourner l'attention des aspects
artistiques et esthétiques de l'œuvre. Ce sont les esthètes épris de pureté que
j'évoquais auparavant. La réalité semble leur donner tort.
Je suis d'avis que, quelle que soit l'intention de
l'artiste, certaines œuvres d'art peuvent refléter inconsciemment les tensions
et les réalités politiques de leur époque. L'art peut ainsi devenir un
témoignage historique important pour les générations futures.
La politisation de la littérature
Dans ce contexte et ayant en tête les multiples
visages polymorphes de l'art, il ne faut pas s'étonner de la controverse entre
le premier ministre Legault et l'auteur Kevin Lambert. Partant du principe que
l'art est politique, l'auteur Kevin Lambert ne veut pas voir son œuvre
littéraire récupéré par le pouvoir politique. Son livre raconte les
pérégrinations d'un architecte de renommée internationale accusé
d'embourgeoisement des quartiers. Le premier ministre Legault y voyait une
critique nuancée de la bourgeoisie québécoise et aussi la façon dont les
groupes de pression et les journalistes cherchent des boucs émissaires à la
crise du logement à Montréal. L'auteur ne l'a pas pris. Kevin Lambert qui accuse
le gouvernement Legault à travailler à saper les derniers remparts qui nous
protègent d'un embourgeoisement extrême à Montréal. Pour lui, mettre son roman
de l'avant est un geste minable et il accuse François Legault d'instrumentaliser
son récit alors que son gouvernement met en place les pires politiques
imaginables. On peut comprendre le point de vue de l'auteur. Il faut par contre
constater qu'il exagère un tantinet dans sa critique des propos somme toute
innocents du premier ministre Legault qui ne cherchait qu'à mettre en valeur
son roman.
Je suis d'avis que l'on devrait plutôt se réjouir
que le premier ministre du Québec lise de la littérature d'ici et la commente. Bien
entendu, les propos de monsieur Legault sont politiques comme tout ce qu'il dit
ou fait, car il est premier ministre. Moi pour ma part, j'aime bien voir notre
premier ministre s'intéresser à la littérature et aux livres publiés chez nous.
Cela nous change du premier ministre Maurice Duplessis qui se vantait de ne
jamais lire de livres et qui affirmait avec dérision que « l'éducation c'est
comme la boisson, il y en a qui porte pas ça. »
Je comprends que Kevin Lambert
s'offusque de voir son œuvre récupéré par le pouvoir politique, mais ce serait
bien pire si ce même pouvoir le censurait ou encore ignorait son œuvre. Malgré
tout, en cette période estivale marquée par des catastrophes naturelles qui
s'empilent dans nos imaginaires, un débat sur la place de la littérature dans
la société et de ses multiples significations politiques est le bienvenu. Cela
change le mal de place. Comme l'écrivait Jean-Paul Sartre : « la fonction de l'écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde
et que nul ne s'en puisse dire innocent. » À cet égard, on peut dire que Kevin
Lambert a fait œuvre d'écrivain par sa critique et que François Legault a joué
son rôle en refusant de s'en dire innocent.
Le mot de la
fin...
Dans l'ensemble, le débat sur l'art et la politique
est complexe, et il n'y a pas de réponse définitive. La relation entre l'art et
la politique est souvent fluide et changeante, influencée par le contexte
historique, culturel et social dans lequel elle s'inscrit. Quoi qu'il en soit,
il est clair que l'art joue un rôle significatif dans la façon dont nous
percevons et comprenons le monde qui nous entoure, y compris le paysage
politique. Et pour finir cette chronique, citons encore Sartre dans Qu'est-ce
que la littérature ? ; « Il n'y a pas d'heure pour la
littérature ; la littérature n'est jamais à l'heure. La littérature est le
chant du cœur du peuple et le peuple est l'âme de la littérature. » (Jean
Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1985, 307 p.)
L'âme du peuple c'est la
littérature qui n'est rien d'autre que le chant de son cœur...