En 1980, le grand poète et chanteur français Léo Ferré
lançait un nouveau microsillon, La violence et l'ennui, une œuvre
puissante. Dans l'une des chansons sur ce vinyle, il y a celle qui porte le
titre de l'album, Ferré déclame ceci :
« Nous de l'autre côté de la terre et des phrases. Nous des
marges, nous des routes, nous des bordels intelligents. Ô ma sœur la violence,
nous sommes tes enfants. Les pavés se retournent et poussent en dedans ».
Ces paroles de Léo Ferré me sont revenues en tête lorsque
nous avons appris le drame incompréhensible, pour lequel nous n'avons aucune
explication, d'un chauffeur d'autobus de Laval qui s'est servi de son véhicule
comme bélier dans une garderie sans histoire tuant deux jeunes enfants et en
blessant six autres.
Cette nouvelle a chassé toutes les autres de ma tête. Le
discours de l'Union de Joe Biden, la crise sociale en France en marge de la
réforme des retraites, l'entente sur la santé du gouvernement du Canada ou encore
chez nous la décision de notre conseil municipal de démolir le stationnement
Webster au centre-ville de Sherbrooke. Mais comment réfléchir à voix haute sur
quelque chose que l'on ne comprend pas ? Ce sera le défi de cette chronique.
La
sagesse de Léo Ferré
L'album de Léo Ferré qui contient cette chanson La
violence et l'ennui est une ode contre la violence même s'il décrit la
turpitude et l'ineptie de notre époque. Il écrit « Moi, je ne pleure plus ».
Il nous invite à vaincre nos peurs et à aimer en fuyant toutes les
violences : « L'amour toujours l'amour. Ah ! Cet amour serein. Cet amour
qui vous monte à la bouche comme une grenade. » Il nous invite à prendre les
armes pour vaincre la déraison et la violence. Mais ces armes sont l'amour, le foutre :
« Ô ma sœur la violence, ô ma sœur lassitude. Ô vous jeunes et beaux empêtrés dans
vos charmes. Il faut faire l'amour comme on va à l'étude. Et puis descendre
dans la rue. Il faut faire l'amour comme on commet un crime. » Il termine cette
ode à la non-violence en peignant un Nous nouveau : Nous d'une autre
trempée et d'une singulière extase. Nous de l'épique et de la déraison. Nous de
l'autre côté de la terre et des phrases. Ô ma sœur la violence. Ô ma sœur de raison...
Des portes de secours sont ouvertes là-bas. Il suffit de pousser un peu plus,
rien qu'un geste... »
La poésie de Ferré fait bien à l'âme. Une âme mortellement
blessée par les événements de Laval.
La perte
de sens et de repères
Comment interpréter l'indicible ? Comment comprendre ce qui
n'est pas accessible à la raison ? Depuis l'esprit des lumières, les humains
cherchent à créer un ordre nouveau d'un monde de raison qui chasse celui des
superstitions et des croyances. Pourtant, croire à un être suprême, un grand ordonnateur
des choses n'est pas que sentiment religieux. Il y va de quelque chose qui
s'apparente à un monde intérieur, un monde spirituel. Même Robespierre, au
temps fort de la Révolution française et de la terreur, a cru bon de convaincre
les membres de son assemblée à la Convention de l'importance de croire à un
être suprême afin de permettre de poser des repères à la vie sociale de son
époque. Dans un livre publié à Paris chez Gallimard en 2018, le philosophe français
Marcel Gauchet écrit à ce sujet en citant Robespierre concernant les vérités
morales : « Or, ces vérités morales trouvent dans les idées religieuses
leur caution la plus sûre. Le chef-d'œuvre de la société serait de créer en
l'homme un instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le
portât à faire le bien et à éviter le mal... Or ce qui produit ou remplace cet
instinct précieux, ce qui supplée à l'insuffisance de l'autorité humaine, c'est
le sentiment religieux qu'imprime dans les âmes l'idée d'une sanction donnée aux
préceptes de la morale par une puissance supérieure de l'homme. Il est donc
indispensable de préserver le sens du lien sacré qui unit les hommes à l'auteur
de leur être, en épurant l'ancienne religion de ses croyances superstitieuses
et en écartant l'imposture des prêtres, pour n'en garder que le noyau
fondamental. » (Marcel Gauchet, Robespierre, l'homme qui nous divise,
Paris, Gallimard, 2018, 288 p.)
Ce dont il est question ici c'est la disparition du lien
social qu'est la religion dans la société révolutionnaire française. Le
parallèle que nous pouvons tracer aujourd'hui avec les événements de Laval
c'est que nous vivons dans une société qui a perdu tous ses repères et qui
réussit difficilement sa quête de donner du sens autrement que par notre fuite
en avant dans la consommation et dans l'idolâtrie d'un moi tout puissant. On
peut bien évoquer sans savoir de quoi, ni de qui l'on parle, la santé mentale à
tout vent. Je crois cependant que le plus grand enjeu auquel nous sommes
confrontés c'est la perte de sens et de repères qui mènent à des abominations
que la raison ne peut expliquer.
Respecter
le deuil des familles
Je comprends que les médias en fassent leur pain et leur
beurre de la tuerie gratuite d'enfants dans une garderie. Cela tombe sous le
sens. Nous nous agitions tous ensemble. Nos dirigeants politiques accompagnent
les endeuillés, mais nous devons à mon avis faire preuve de plus de retenue
dans cette affaire. Il faut cesser de chercher le coupable. Taire nos solutions
à mettre de l'avant pour éviter qu'un tel drame se reproduise. Éviter de nous
projeter dans un monde où nous multiplierons les précautions autour de nos
garderies en pensant qu'un tel événement risque de se reproduire. Nous devons
respecter le deuil des familles des deux enfants. Il faut accepter parfois de
ne pas savoir. Tout ne s'explique pas par la raison. Jean-Jacques Rousseau
avait peut-être tort, l'homme n'est peut-être pas fondamentalement bon pour
autrui. Parmi les hommes et les femmes, il y a des gens qui souffrent et qui
refusent de le voir. Chose certaine, nous sommes devant un événement que notre
raison ne parvient pas à expliquer. Ni hier, ni aujourd'hui et probablement pas
non plus demain. Nous sommes face à la déraison indicible. L'événement tragique
de la tuerie inutile et odieuse de deux enfants dans une garderie à Laval est
ce genre d'événement pour lequel il faut nous dire : Circulez, il n'y a
rien à voir...