La semaine dernière, le premier ministre Legault y est allé
d'une « adresse à la nation » par Facebook pour se livrer à un plaidoyer en
faveur de la liberté de l'expression en pointant du doigt la culture woke
qui fleurit dans les universités. Ah, l'Université. Des institutions qui ont le
dos large et qui sont l'objet de bien des récriminations de nos jours. Et ces
jeunes étudiants radicalisés ? N'en jetez plus la cour est pleine. Réflexion
sur l'université québécoise...
L'Université et moi...
J'ai un rapport particulier avec l'Université. En fait, je
n'ai presque jamais quitté cette institution de toute ma vie. J'y ai étudié,
d'ailleurs j'y étudie encore et j'y ai travaillé comme chargé de cours à
maintes reprises. Dans ma vie professionnelle, j'ai eu aussi l'Université comme
client. Mes enfants l'ont fréquentée et ont complété des diplômes et je souhaite
que mes petits-enfants la fréquentent aussi. Ça c'est pour plus tard et comme
dit François Legault, on verra...
L'Université est présentement au cœur des
débats au sujet de la culture woke. On y pointe du doigt des universités
particulières et on fait grand état de ces jeunes radicalisés qui s'abreuvent
aux sciences humaines et sociales pour changer la société. Un peu fort la tasse
de café, je trouve. D'ailleurs, ce n'est pas récent que l'on s'en prenne aux
universités et aux jeunes qui la fréquentent. Déjà, à ses balbutiements,
l'Université était au cœur de débats et de conflits comme j'en ai témoigné dans
mon mémoire de maîtrise déposé en 1982 à l'Université de Sherbrooke sur la
condition étudiante à l'Université de Montpellier de 1289 à 1421. Déjà à cette
époque, l'Université faisait les frais du combat entre l'Église et l'État dans
ce que nous avons appelé la lutte contre la théocratie de Philippe Lebel. Les
étudiants quant à eux étaient vus comme des vagabonds, des désœuvrés qui
avaient maille à partir avec les habitants des communes où ils vivaient. Vous
ne me voyez donc pas étonné qu'aujourd'hui encore l'université soit au cœur de
nos débats.
La culture woke...
La culture woke ou la cancel
culture qui est son expression la plus contestée et la plus contestable a
fait son apparition dans les années 2010
aux États-Unis. Cela veut décrire un état d'esprit militant et combatif
pour la protection des minorités et contre le racisme. Ce mot prend appui sur
le nominatif wake au sens de réveil face à l'injustice. Il est très
présent dans la rhétorique du mouvement Black Lives Matter. Depuis les médias
s'en sont emparés et il est utilisé beaucoup plus largement.
« Depuis
la fin des années 2010, le terme Woke s'est déployé et aujourd'hui une personne "woke" se
définit comme étant consciente de toutes les injustices et de toutes les formes
d'inégalités, d'oppression qui pèsent sur les minorités, du racisme au sexisme en
passant par les préoccupations environnementales et utilisant généralement un
vocabulaire intersectionnel. Le terme Woke est non seulement associé aux militantismes
antiraciste, féministe et LGBT, mais aussi à une politique de gauche dite progressiste
et à certaines réflexions face aux problèmes socioculturels. »
Les effets de la
présence de cette culture woke chez nous importée des États-Unis se font
sentir et c'est particulièrement présent dans l'actualité depuis un an avec les
affaires des universités d'Ottawa et de Concordia. Cela avait commencé autour
de l'œuvre de Robert Lepage sur les Amérindiens ou sur la pièce de Betty
Bonifassi SLAV sur les chants d'esclaves. Le débat sur la diversité dans
les médias et sur nos scènes ainsi que les discours autour de la présence ou
non au Québec d'un racisme systémique ont contribué à faire de ce sujet une
préoccupation du premier ministre Legault.
Mais d'où vient donc ce phénomène ?
Pour comprendre, il faut
d'abord savoir établir un diagnostic. Il faut nous interroger sur les raisons
qui font que nous assistons au Québec à l'émergence de ce phénomène. D'abord,
il faut reconnaître que c'est dans la nature de la jeunesse, surtout celle qui
fréquente nos universités, d'interroger les certitudes d'une époque et les
vérités établies. De tout temps, les jeunes universitaires se sont livrés à une
critique de la société dans laquelle ils vivent. J'ai contesté l'ordre social
établi lorsque j'étais un jeune étudiant et il m'apparaît sain et souhaitable
qu'aujourd'hui, l'on fasse de même. Chaque génération doit mener son combat
pour ses valeurs. Loin de moi l'idée de reprocher à la jeunesse actuelle, où à
sa frange contestataire woke, le droit de le faire.
Puis, l'apparition de la
culture woke en révèle beaucoup plus sur nous et les parents de ces
étudiantes et étudiants que sur eux. Ces jeunes ont vécu dans un univers
surprotégé dans lequel ils étaient les rois. Ils sont de la génération des parents
hélicoptères. Une société ayant moins d'enfants et plus de parents pour s'en
occuper donne une génération d'enfants surprotégés. Je ne sais si cela
constitue un réel facteur d'explication, mais à tout le moins celui-ci doit
être inclus dans la discussion.
D'autre part, il faut
pister l'existence de ce phénomène dans l'explosion des injustices et des
inégalités qu'ont créé les États néo-libéraux. Les écarts de richesse sont sans
cesse grandissants, la pauvreté endémique ravage l'Afrique et l'Amérique latine
et de nombreuses franges de la population dans les riches pays occidentaux. Que
penser par exemple du sort réservé chez nous aux peuples des Premières Nations
qui vivent au Canada, un véritable Apartheid ? N'est-il pas normal que nos
cerveaux les plus éveillés s'inquiètent du sort de ces laissés pour compte ? Je
peux ajouter la présence encore trop importante d'une culture du viol, de la discrimination
des femmes et oui de la discrimination envers les minorités racisées. L'affaire
Camarra en constitue une indication claire selon moi.
Dialoguer plutôt qu'interdire
Reconnaître la pertinence de la contestation de la culture woke
ne signifie pas pour autant qu'il faille lui donner le Bon Dieu sans confession.
Les gens qui s'inscrivent dans cette mouvance ont de la difficulté à
reconnaître qu'ils essentialisent les races, qu'ils nient les spécificités
nationales et qu'ils ne reconnaissent pas les classes sociales dans leur
compréhension du monde. Ils s'abreuvent à ces auteurs français célèbres épris
de structuraliste et de déconstruction comme Gilles Deleuze, Jacques Derrida et
Michel Foucault. Si l'on veut mieux comprendre l'émergence de ces théories
aujourd'hui moins actuelles en France, il faut lire le livre de François Cusset
intitulé French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze, et
cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis. À la lecture ce cet ouvrage on comprend mieux le lien entre ces théories et les universités
américaines de même que les nôtres. (François
Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze, et cie et les
mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, Éditions La
Découverte, 2007, 380 p.)
Il est intolérable que l'on propose de
bannir des auteurs, des termes nécessaires à la compréhension de notre
histoire. Nous ne sommes pas les États-Unis, mais le Canada. Nos origines
tirent leur essence des mêmes systèmes impériaux, mais notre histoire s'est
déployée autrement souvent selon des logiques différentes. Cela nécessite que
nous entreprenions un dialogue sur nous et sur les autres qui nous ont choisis.
Par le dialogue, il faut renouer avec un vieux débat toujours à recommencer
entre les générations...