Je me souviens d'un prof du secondaire qui nous
répétait : regarder, c'est plus que voir !
Regarder, disait-il avec raison, c'est voir avec attention.
Dans cette suite logique, écouter, c'est plus qu'entendre.
Dans un restaurant, je peux entendre le bruit diffus de conversations croisées,
mais j'ai intérêt à écouter celle qui anime ma table !
Il me semblait que tout cela coulait de source. Une sorte d'évidence.
Pourtant, il y a une distorsion relativement récente
(quelques années, je dirais) dans le sens qu'on donne au verbe entendre. Une
distorsion à deux volets.
Premier volet :
« On espère être entendu par le gouvernement ! »
« Je ne me sens pas entendu.e par mon patron. »
« Je ne me sentais plus entendu.e dans mon
couple... »
La distorsion avait débuté, dans ma perception, avec cette
réplique devenue populaire et que je déteste : « Je t'entends ».
Une espèce de réponse passive destinée à mettre fin à une conversation.
Une réponse somme toute insignifiante. Entendre, pour moi,
c'est le fait qu'un bruit se rende à mes oreilles. Sans plus. Ça ne vient pas
qualifier ce que j'entends. J'entends ce que tu me dis au même titre que
j'entends la pluie qui tombe, drue, pendant que tu parles.
Dans notre monde où tout doit aller toujours plus vite, le
fameux « je t'entends » veut aussi tout ramasser en quelques
syllabes. Ça peut vouloir dire « Je prends bonne note de ce que tu me dis
et je te reviendrai là-dessus », comme ça peut vouloir dire « Je
t'entends, mais je ne ferai rien avec ça... »
Une espèce de formule incomplète qui laisse toute la place à
des interprétations potentiellement opposées.
Deuxième volet :
L'expression est maintenant utilisée dans le contexte très
contemporain du devenu essentiel je, me, moi qui règne.
« Je ne suis pas entendu.e » devient une façon de
me positionner en victime dès le départ. Ce positionnement envoie un message
double : moi, j'ai tout fait ce que je pouvais faire, je n'ai rien à
remettre en question, alors, c'est à la personne à qui je parle de réagir et de
tout arranger.
Par exemple, je fais une demande formelle à quelqu'un (un
employeur, un commerçant, un gouvernement...). Si les résultats ne sont pas
immédiats, je fais la déclaration ultime : « Je n'ai pas été entendu.e ».
Subitement, comme je deviens une victime, je profite d'un
certain capital de sympathie.
Et si on pousse ce raisonnement-là un peu plus loin, on
comprend que, subitement, le verbe entendre devient synonyme de
"obéir".
Dans bien des cas, « je ne suis pas entendu.e » devient
synonyme de « on ne m'obéit pas ».
C'est pourtant bien différent !
Tout est communication
La langue évolue. Je veux bien.
Mais dans ce cas, on parle plutôt d'une torsion du principe
même de la communication. En essayant de tout entrer dans une formule courte
pour clore des débats, on tue la communication elle-même.
Bien des spécialistes de la communication sont en fait des
manipulateurs de la communication. On injecte des mots dans des phrases et on
les aligne pour que la stérilité règne.
On le voit avec l'intelligence artificielle qui n'est pas
grand-chose de plus qu'une copieuse à grande vitesse de ce qui existe sur le
Web. Les formules et les phrases sonnent résolument artificielles, justement.
Pourtant, la communication, c'est d'abord le contact. Pas
les semblants de contact. C'est une question d'attention. Pas de déclarer que
je porte attention, alors que je regarde ailleurs et pense à autre chose.
La communication, c'est surtout une question d'allers et de
retours.
La communication, c'est une responsabilité partagée.
Et sans responsabilité partagée, pas de solution. C'est
aussi simple que ça.
Vous n'êtes pas d'accord avec moi ?
Pas de problème. Je vous entends...
Clin d'œil de la
semaine
Quand ma mère disait « M'as-tu entendu? Ben
écoute, d'abord ! » Je savais d'instinct qu'il valait mieux obéir...