Au-delà de sa signification propre, la rue
dans son sens figuré fait appel à la notion de milieux populaires et de leur
soulèvement possible.
Lors de la campagne électorale de 2012, le premier
ministre d'alors, Jean Charest, en avait parfaitement bien utilisé le sens
figuré en opposant la rue à l'ordre et à la stabilité qu'il représentait comme
principal enjeu de la campagne électorale qu'il perdit par peu de votes.
L'avènement de la démocratie et plus
précisément de l'ordre démocratique libéral est lié étroitement à la volonté
des gouvernants de toutes les époques de circonscrire les masses jugées
dangereuses. Toute l'histoire des démocraties peut s'expliquer par la lutte
constante entre l'autorité et le consentement. La rue est aujourd'hui un enjeu
fondamental pour le gouvernement libéral de Philippe Couillard. Les milliers de
personnes qui se sont rassemblés ce weekend dans les rues de Montréal pour
faire échec à la loi 3 sur les régimes de retraite des employés municipaux
annonce-t-il le début d'un long automne chaud? Que représente la rue dans notre
vie démocratique moderne? Tentative de réponse.
L'avènement de l'ordre démocratique
Le politologue français Dominique Reynié a
publié en 1998 une excellente étude sur la construction de l'espace public
français du XVIe au XXe siècle. Dans cet ouvrage, un
classique, il met à jour les métamorphoses décisives de l'État français qui
explique les fondements de l'ordre public démocratique. La foule est devenue le
public, la place publique a été remplacée par l'espace public alors que
l'action des foules a fait place à l'opinion publique. On constate que la
maîtrise de la foule, la peur de la désobéissance et du soulèvement ainsi que
l'État de droit sont les véritables fondements de notre vie démocratique. Le
gouvernement représentatif ne peut gouverner avec la rue même s'il doit en
tolérer l'existence au nom même des principes démocratiques qui fondent sa
légitimité. Que se passe-t-il alors quand les débordements de la rue
interfèrent dans la mécanique de notre vie démocratique?
Le souvenir d'un printemps érable
Nous avons tous en tête les images fortes
du printemps érable. Ce désordre et cette casse qui ont bouleversé l'ordre des
choses, transformé nos vies et sonné le glas de la légitimité du gouvernement
libéral de Jean Charest. De nombreux livres ont été écrits sur ce sujet. Le
printemps érable, comme nous avons baptisé cet événement, fait encore l'objet
de maintes analyses. Depuis, les étudiants sont rentrés au bercail, les frais de
scolarité ont été indexés et les universités sont toujours aussi mal financées qu'à
l'époque, si ce n'est pire. Ce qui a vraiment causé la perte du gouvernement de
Jean Charest ce n'est pas tant la révolte étudiante que sa perte de légitimité
auprès de l'électorat québécois. Cela cependant ne suffit pas à épuiser
l'explication. Il y a quelque chose de plus profond. Il y a une maladie encore
bien plus grave que l'incompétence ou l'insensibilité alléguée d'un
gouvernement tout libéral qu'il puisse être, il y a la perte d'estime de la
population envers l'État de droit...
La fin de l'État de droit?
En 2014, Frédéric Bérard a publié chez XYZ
éditeur « La fin de l'État de droit? »
Dans cet opuscule de 160 pages, l'avocat et politologue s'interroge sur les
violations nombreuses aux principes de l'état de droit. Sa thèse est que tout
cela a eu lieu dans une indifférence générale et souvent même assumée. Dans un
État de droit, nous dit avec grande pertinence l'auteur, « ces accrocs
sont parfois mineurs, parfois importants, toujours dangereux » (p. 143),
Frédéric Bérard s'insurge donc contre ces accrocs qui « ... sont
représentatifs, voire symptomatiques d'une idéologie pour le moins
méprisable : celle qui vise à nier l'importance de la primauté du droit
sur le plan démocratique. Comme si cette même démocratie pouvait subsister
adéquatement sans règles de jeu, sans le respect de celles-ci. » (p. 143).
La démocratie, comme l'affirmait Albert
Camus, n'est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité. On
ne peut faire fi des règles de l'État de droit selon l'humeur du moment où
encore selon les intérêts qui sont en cause. C'est ce qui a motivé mon
opposition à la loi 178 du gouvernement Charest que j'avais vigoureusement
dénoncée. Il faut dire que j'ai dû en payer un fort prix tant en amitié qu'en réseautage.
Tout cela parce que j'avais clamé haut et fort mon attachement aux valeurs de
l'État de droit que sont les droits et libertés individuelles. Aujourd'hui
encore, je crois fermement que l'on ne peut traiter à la légère les droits et
libertés des citoyens qui sont à la source de l'État de droit qui constitue
l'armature essentielle de notre vie démocratique. C'est pourquoi il faut
dénoncer la violation et les accrocs commis par les gouvernements ou les
acteurs de la société civile contre les fondements de notre vie démocratique
commune. C'est notre devoir si l'on veut vivre dans une démocratie libérale. Cela
suppose aussi la responsabilité de chaque citoyen dans ses combats contre
l'État et ses représentants élus. Il faut de la mesure tant dans les gestes que
dans le langage.
La fin ne justifie pas les moyens
Ces jours-ci, plusieurs ont de bonnes
raisons d'être en colère contre le gouvernement libéral de Philippe Couillard à
commencer par les employés municipaux visés par la loi 3. Loin de moi
l'idée de trouver inapproprié les manifestations de colère de ces gens dans nos
rues. La liberté d'expression est fondamentale et chacun d'entre nous a le
droit de faire entendre ses revendications. Il y a cependant la manière. Les
images d'un hôtel de ville assiégée comme nous avons pu voir à Montréal
dépassaient l'entendement et n'avaient pas leur place dans une société
démocratique comme la nôtre. Il faut mettre dans le même panier les propos de
Marc Ranger annonçant que « l'on va foutre le bordel » dans nos vies.
Malgré les menaces à peine voilées de ce
leader syndical, il ne faut pas perdre de vue l'essentiel. Ce n'est pas la rue
qui gouverne et ce ne doit pas être la rue. La rue protège rarement les
minorités et encore moins l'intérêt supérieur. La rue c'est un tribunal
populaire et un déchaînement de passions désordonnées. Il faut plutôt encourager
le dialogue démocratique qui est la seule véritable alternative à la rue. Que
le gouvernement de Philippe Couillard en prenne note... sinon ce sera la rue qui
reprendra l'initiative!
Lectures
recommandées :
Frédéric Bérard, La fin de l'État de droit?, Montréal, XYZ éditeur, 2014, 162 p.
Francis Dupuis-Dery, À qui la rue? Répression policière et mouvements sociaux, Montréal,
Éditions, 2013, 276 p.
Dominique Reynié, Le triomphe de l'opinion publique. L'espace public français du XVIe
au XXe siècle, Paris, Éditions Odile Jacob, 1998, 351 p.