Des
fois, je me dis que nous avons déraillé. Collectivement.
Il y a
longtemps que je me surprend de la charge de rage et de colère qui nous habite.
Une charge qui fait que le moindre événement qui survient dans notre quotidien
reçoit une décharge bien plus grande que nécessaire.
Par
exemple, Alexandre subit une erreur de commande au Tim, un matin. Bien voilà
que l'anecdote peut occuper la conversation, une fois au bureau, pendant bien
plus de temps que l'événement lui-même a duré!
« Non,
mais tu comprends pas, là! La connasse, de l'autre bord de la vitre, était
perdue pas à peu près! Je comprends qu'il manque de main-d'œuvre, mais y a des
limites à embaucher les plus connes! »
Et si ça
s'arrêtait là! Bien non, parce que dès qu'Alexandre sent qu'il perd un peu l'attention
de ses collègues, mais que la rage en lui n'est que minimalement évacuée, il en
remet!
« Non,
mais t'sais, il a fallu qu'elle prenne la décision de me faire une estie
de vanille française alors que je voulais un café noir. J'haïs ça, moi,
la vanille française! Ça fait royalement chi...! Pis en plus, en me le
donnant, à prend son petit maudit sourire forcé de l'autre bord de la
vitre! »
Deux
choses me heurtent dans ce court récit.
Premièrement,
le fait qu'on réagit bien trop fort à certaines situations. Comme quelqu'un qui
tuerait une mouche avec un bazooka.
Et deuxièmement,
l'intention qu'on vient prêter à quiconque interagit avec nous.
Dans mon
exemple du Tim, ce ne pouvait pas être une inversion de commande faite en toute
bonne foi par une employée qualifiée. Non. Et on ne se contente pas de la
traiter de connasse. On en vient à croire que la personne a vu arriver la
voiture d'Alexandre et elle s'est dit : « Tiens, lui, ce matin, je
lui donne un vanille française. Il haït ça, je le sais, faque voilà,
j'agis méchamment. »
C'est ce
que je veux dire par prêter une intention.
C'est le
fait de décider, au nom d'une personne connue ou inconnue, que ce qu'elle a
fait était prémédité et planifié volontairement.
Je pense
aussi aux chicanes de famille qui sont souvent articulées sur le fait qu'un
événement survient, que chacun s'isole ensuite chez lui et se bâtit sa propre
histoire sur l'origine du geste posé. « Lui, y a décidé, un matin, qu'il était supérieur à moi, pis y a
décidé de faire telle affaire, juste pour me rabaisser et me ridiculiser. Ben,
ça marchera pas, parce qu'on se parle pus. Comme ça, il n'a plus d'emprise sur
moi! »
Rien ne
dit pourtant que c'était l'intention de la personne concernée!
En
mode pressurisé
Les
historiens et les anthropologues de demain mettront en lumière, avec l'œil
bénéficiant du recul historique nécessaire, les raisons qui font qu'on agit de
façon, disons, bipolaire : on affirme qu'on est très chanceux d'être nés
ici, d'une part, et d'autre part, tout petit accroc au quotidien reçoit une
décharge de colère et de rage démesurée.
Quand on
se met à prêter une intention à chaque personne qui croise notre route, on sème
le malaise, voire la haine.
On fait
aussi disparaître des concepts fondamentaux de socialisation. L'acceptation
d'une erreur commise de bonne foi et admise ensuite; l'erreur de jugement qu'on
regrette; le fait d'avoir mal interprété une situation et de s'en excuser...
Voilà que subitement, tout ça n'existe plus. Quand on prête une intention
malsaine à chaque geste, le pardon prend le bord, l'isolement s'impose
davantage, la frustration s'installe en résidence et l'humeur est de plus en
plus massacrante.
Fabuleux,
en terminant, de constater que dans les exemples cités ici et qui surviennent
tout le temps, il n'y a que « l'autre » qui soit en faute...
Clin
d'œil de la semaine
C'est toujours la faute
d'un beau-frère. Et on n'est jamais le beau-frère de l'histoire!