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S’évaporer… pour renaître!


Le sujet de cette pièce qui dure 1 h 50 est lié aux préoccupations de l'autrice Rébecca Déraspe qui dans le programme du spectacle nous dit que ce sujet est une obsession pour elle. Où vont les gens qui disparaissent volontairement de leur vie? Pourquoi choisissent-ils de disparaître? Qui sont ces gens?
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Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 11 mars 2020

Le théâtre est un art de langage. C'est un rare moment d'échanges de nos jours entre la parole et un sens qui lui est donné dans un ici maintenant afin de nous retrouver ailleurs. Le théâtre est une façon de faire société et de donner du sens.

Il y a plusieurs registres à cet art, mais qu'importe le genre retenu, il met toujours la parole en valeur et le sens vient de l'expérience. En fait, le théâtre est un art qui permet de faire société par la mise en scène de nos horizons d'attente. Vous aurez compris que j'aime le théâtre. Pour moi, c'est la forme d'art la plus engagée pour changer le monde, un spectateur à la fois.

Cela est encore plus vrai quand les paroles et la performance des comédiennes et des comédiens sont soutenues par un grand texte. C'est le cas de la pièce de théâtre à l'affiche à Montréal au Centre du Théâtre d'Aujourd'hui : Ceux qui se sont évaporés de Rébecca Déraspe et mettant en vedette une pléiade de comédiennes et de comédiens talentueux représentant le Québec d'aujourd'hui dans sa diversité, dont mon ami le comédien Vincent Graton qui fait un retour sur les planches après plus de 15 ans d'absence dans le cadre de ce texte mis en scène par Sylvain Bélanger assisté de Julien Veronneau. Arrêt sur un texte éminemment contemporain.

Le sujet : disparaître

Source : Programme Ceux qui se sont évaporés
Le sujet de cette pièce qui dure 1 h 50 est lié aux préoccupations de l'autrice Rébecca Déraspe qui dans le programme du spectacle nous dit que ce sujet est une obsession pour elle. Où vont les gens qui disparaissent volontairement de leur vie ? Pourquoi choisissent-ils de disparaître ? Qui sont ces gens ? On raconte qu'au Japon les gens qui disparaissent sont un véritable phénomène, celles et ceux que l'on appelle les évaporés sont au nombre d'environ 100 000 par année.

Ce sujet peut être traité de bien des façons. On aurait pu en faire une sorte d'expérience de théâtre documentaire pour sensibiliser au phénomène comme l'a fait Christine Beaulieu dans J'aime Hydro ou de manière plus personnelle comme nous l'a proposé l'autrice Rébecca Déraspe. Dans le programme, elle nous dit : « Les processus d'écriture sont tous singuliers. Chaque pièce a sa façon de s'écrire, une manière à la fois mystérieuse et complètement pragmatique. Oui, il faut s'asseoir et travailler. Mais il faut aussi créer un espace pour laisser entrer le monde en soi, pour que les rencontres soient pleines de sens et fassent écho à ce qui se construit à l'Intérieur. »

Le texte de Rébecca Déraspe mérite le détour. Un texte contemporain, vivant et laissant place à tous les sens possibles. Une touche d'humour par-ci, une pointe de grotesque par-là, un gros plein d'émotions mettant en scène l'amour, l'amitié, la honte, la performance, la soumission aux diktats sociaux. Un texte qui respire et qui permet de s'ancrer dans l'imaginaire des créateurs. Pourtant, tout cela ne débute que par une mise en scène minimale du sujet. Citons les premiers mots de la pièce : « Naître. Avoir un prénom. Pleurer. Sentir. Boire. Dormir. Pleurer. Sentir. Toucher. Boire. Dormir. Pleurer. Sentir. Toucher. Boire. Goûter. Dormir. Voir. Pleurer. Sentir. Boire... Toucher. Ne pas toucher. Dormir. Hurler. Jouer. » et, etc. Une bonne dizaine de minutes où en chœur les comédiennes et les comédiens nous plongent dans le quotidien de nos vies. Ça commence sur des chapeaux de roue. Tout cela pour nous parler d'Emma, incarnée par Geneviève Boivin-Roussy, la fille de deux baby-boomers bien campés par Josée Deschênes et Vincent Graton, qui n'en peut plus de sa vie parfaite en apparence, qui étouffe devant les conventions et qui choisit de disparaître, de s'évaporer au prix d'y abandonner sa fille de cinq ans, Nina, jouée de brillante façon par Éléonore Loiselle. Emma dit qu'elle va attendre que sa fille ait cinq ans pour disparaître. La femme au bonheur parfait va s'évaporer.

Le verbe : la parole étouffée

Cette pièce met en scène notre humanité empesée dans les bonnes manières et les conventions imposées dès l'enfance. On y parle vraiment de l'essence. Le paraître et l'être sont en vedettes dans les travers du quotidien et les codes sociaux. Pour moi, le passage le plus significatif de toute la pièce est les paroles de Nina à la fin qui dit à sa mère qui lui offre ses excuses pour avoir disparu, Nina lui répond : « Non. Tu ne vas pas faire ça. Pas comme ça. Prendre des mots qui existent des mots comme ça pis juste les déposer par-dessus ton absence. Tu peux pas faire ça. Tu peux pas être aussi banale... » (Rébecca Déraspe, Ceux qui se sont évaporés, coll. : « Théâtre » Montréal, Leméac Éditeur, 2020, p. 143)

Et plus incisivement encore, Nina dit : « Mais je suis correcte je vais être correcte maman. Tu vas disparaître maintenant. Pour vrai. Je te laisse aller de Moi. Je suis capable de prendre mon père dans mes bras de le serrer fort parce que... Mais il y a une chose que je suis pas capable de faire, je ne suis pas capable de t'entendre dire "je m'excuse". Ça, je ne peux pas. Tu comprends ? » (Ibid. p. 145-146)

La parole étouffée d'Emma qui se traduit par son besoin de disparaître, de se donner une autre existence n'est pas sans conséquence pour les autres, époux, père, mère, fille. Disparaître de nos vies n'est pas si simple et cela est lourd de conséquences pour celles et ceux pour qui nous existons. C'est le grand message de ce texte de Rébecca Déraspe à mon sens : La parole qui s'étouffe sous le poids du quotidien en vient à asphyxier tout notre écosystème, notre empreinte personnelle sur notre milieu d'appartenance. Nous ne pouvons disparaître sans dommages collatéraux.

Le complément : des artistes de talents et une mise en scène d'une parole vivifiante

Il ne faut pas croire que cette pièce est lourde. On ne ressort pas de ce spectacle indemne soit, mais on a le sentiment d'avoir passé un bon moment de théâtre et on a même parfois rigolé. Moi je ne peux m'empêcher de rigoler quand j'entends le père joué par Vincent Graton dont on connaît bien les convictions vanter son Canada et nous dire qu'il veut quitter sa femme séparatiste incarnée par Josée Deschênes parce qu'elle va lui faire honte auprès de ses amis. Une petite touche d'Elvis Gratton caricaturale. Toutes les comédiennes et tous les comédiens de cette pièce sont à la hauteur. Reda Guerinilk joue le mari éploré et il y a les autres Élisabeth Chouvalidzé, Maxime Robin et Tatiana Zinga Botao. Toutes et tous nous ont procuré un fort beau moment d'émotions et de réflexions par un jeu juste et dans une mise en scène épurée qui vient mettre la parole et le texte de l'autrice Rébecca Déraspe au premier plan. Je ne suis pas critique théâtral, ni chroniqueur culturel, mais je vous le dis cette pièce vaut le détour si vous voulez réfléchir à un thème très contemporain soit celui de disparaître. Avec l'écoanxiété qui se répand, la peur de l'inconnu et l'épidémie de la performance à tout prix, ce sujet des gens qui s'évaporent ne pourrait être plus d'actualité. Au sortir de cette pièce, on a l'impression de s'être évaporé pour mieux renaître...

Suggestion : Ceux qui se sont évaporés au Centre du d'Aujourd'hui du 3 au 28 mars 2020


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