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Nous sommes égarés dans un village global sans boussole…

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Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 6 décembre 2023

Le théoricien des communications et philosophe canadien, Marshall McLuhan, mort en 1980, a été le premier à prédire que nous vivrons tous dans un grand ensemble, un village global. Selon McLuhan, « les moyens de communication audiovisuelle modernes (télévision, radio, etc.) et la communication instantanée de l'information mettent en cause la suprématie de l'écrit. ». Dans ce monde unifié, où l'information véhiculée par les médias de masse fonde l'ensemble des microsociétés en une seule, il n'y aurait selon lui désormais plus qu'une culture, comme si le monde n'était qu'un seul et même village, une seule et même communauté « où l'on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace. »

À l'heure où les médias sont en crise et que nous renouons avec une forme de tribalisme qui renforce les identités nationales, les événements qui se passent ailleurs dans le monde ont de profondes répercussions sur notre société. S'il est vrai que la vie au Canada est profondément influencée par ce qui arrive aux États-Unis d'Amérique, il est aussi évident que les événements qui se passent sur la planète influent sur nos vies. Le chaos qui s'installe à la suite des variations qui semblent anodines au premier coup d'œil va produire d'énormes changements au fil du temps. Réflexions sur des faits d'actualité qui risquent d'approfondir le chaos actuel dans notre village planétaire.

L'élection en Argentine

Faits divers politiques. Amusant au premier coup d'œil. Un anarcholibéral, Javier Milei, économiste de formation et polémiste dans les médias est élu président d'Argentine. Un pays aux prises avec une inflation démesurée de plus de 140 %, on est loin de la cible canadienne de 2 %. L'Argentine vit plutôt avec une inflation chronique, désormais à trois chiffres (143 % sur un an), quatre Argentins sur dix vivent sous le seuil de pauvreté, l'État a un endettement pathologique et une monnaie dévaluée. Ça ne tourne pas rond en Argentine. Javier Milei a fait campagne avec une tronçonneuse promettant à ses électeurs qu'il ferait le grand ménage dans l'État et qu'il débarrasserait le pays de la caste parasite et laisserait mourir le peso argentin en adoptant le dollar américain comme monnaie nationale. Sous les cris enthousiastes de ses partisans de slogans déjantés comme La caste a peur ou Vive la liberté bordel, le nouveau président va brasser la cage et cela ne sera pas sans conséquences pour nous quant à notre intérêt pour la vie politique argentine.

L'information-spectacle

En fait, notre intérêt pour les affaires internationales est très limité au Canada. Il est souvent lié au traitement que nous en font les médias de chez nous. Nous le savons, les médias sont en crise. On assiste à un désinvestissement dans les ressources humaines qui composent la force de frappe journalistique. Sauf à Radio-Canada, les nouvelles internationales sont traitées comme un spectacle. Nous sommes loin des grandes analyses. Notre monde se limite souvent aux États-Unis et un peu à la France. Nous sommes des ignares en matière de politique internationale. Nous nous qualifions à tort de citoyens du monde. La preuve c'est que les manchettes se résument à un Trump argentin à la tronçonneuse. Nous sommes loin de l'analyse pénétrante par exemple d'un Amin Maalouf, cet écrivain franco-libanais né à Beyrouth en 1949, qui nous a donné ces dernières années des essais percutants en politique internationale tels que Le dérèglement du monde ou le naufrage d'une civilisation. Il vient de récidiver en 2023 avec l'essai le plus intéressant que j'ai lu dans les cinq dernières années : Le labyrinthe des égarés. L'Occident et ses adversaires. Avec Maalouf, on sort de l'information-spectacle et on est invité à une analyse pénétrante de la marche du monde dans lequel nous vivons en empruntant une analyse historique qui cible de grands empires de notre passé.

Un essai percutant de Maalouf

Une image contenant texte, livre, Police, conceptionDescription générée automatiquementDans son essai, Maalouf tente d'expliquer les bouleversements du monde actuel. La guerre en Ukraine, le bras de fer entre les États-Unis et la Chine, la faiblesse crasse de l'Europe et l'insignifiance d'un pays comme le Canada sur la scène internationale sont autant d'éléments qui méritent des explications où à tout le moins, une meilleure compréhension. N'en déplaise à notre chauvinisme, le Canada n'est pas présent dans le récit d'Amin Maalouf. En fait, le Canada ne fait pas le poids sur la scène internationale. Cela explique probablement la faiblesse crasse de notre politique étrangère et de notre rayonnement dans le monde. Nous sommes loin des Casques bleus de Pearson le nobélisé...

Le récit de l'essayiste Maalouf trace les origines de l'affrontement entre l'occident et ses adversaires en s'intéressant au destin de quatre grandes nations : le Japon de l'ère Mejii, premier pays d'Asie à défier la suprématie des nations blanches et dont la modernisation accélérée a fasciné l'humanité entière. Il s'intéresse aussi à la grande Russie soviétique qui a constitué pendant longtemps la plus grande menace pour l'Occident avant de s'effondrer sous la férule de Gorbatchev. La Chine, ce géant du 21e siècle, représente le plus grand défi que l'Occident a connu depuis longtemps. Partout dans le monde les Chinois menacent l'hégémonie de l'Occident et son emprise sur le monde. Bien sûr, les États-Unis d'Amérique sont au cœur de son récit. Ce pays neuf qui a tenu tête avec succès à tous ces challengers et qui encore aujourd'hui est la première superpuissance planétaire.

Ce qui fascine le plus dans le récit que partage avec nous Amin Maalouf c'est la fresque historique qu'il peint et qui jette une lumière inédite sur les conflits en cours, la motivation des divers protagonistes et les étranges paradoxes de notre époque. Pour reprendre les mots de l'éditeur Bernard Grasset de Paris, le livre de Maalouf est « une boussole indispensable à qui veut comprendre les grands enjeux du monde contemporain. » (Amin Maalouf, Le labyrinthe des égarés : L'Occident et ses adversaires, Paris, Grasset, 2023, 445 p.)

Le village global en crise

Avec la crise actuelle au Moyen-Orient, les dérapages domestiques envers ce conflit avec l'antisémitisme ambiant à Montréal et la montée de l'islamophobie un peu partout au pays, nous avons besoin plus que jamais d'une boussole comme celle que nous offre Amin Maalouf. Nous avons aussi besoin d'un média d'État comme la Société Radio-Canada où ses journalistes effectuent un travail exceptionnel en matière d'information internationale. Cela justifie à mes yeux d'excellentes raisons de financer ce média avec l'argent des Canadiennes et des Canadiens. Malgré des efforts remarqués d'autres réseaux pour couvrir par exemple l'actualité américaine, la salle de rédaction de Radio-Canada est seule au monde en matière de couverture des affaires internationales.

Plus que jamais, notre vie au quotidien nécessite de comprendre ce qui se passe sur l'ensemble de la planète. Prenons à témoin la question des changements climatiques où la montée des populistes partout en Occident. Certes, on ne peut que garder un œil attentif sur ce qui se passe chez notre voisin du Sud. Ce valeureux défenseur de la démocratie peine à la vivre dans son propre pays sous les attaques vicieuses et répétées de Donald Trump et de ses émules. Le monde est en crise, les États-Unis sont incapables d'en être le gendarme et l'inspiration qu'il fut par le passé. Le Canada n'en parlons même pas et le Québec ne peut vraiment espérer jouer un rôle sur la planète avec sa population de 8 millions d'âmes.

Nous sommes des témoins impuissants d'un monde en proie à des mutations et des bouleversements incroyables. Il faut conserver l'espoir. Amin Maalouf conserve l'espoir et écrit à la fin de son essai : « En dépit de toutes ces inquiétudes, je demeure persuadé que le moment d'angoisse que nous vivons pourrait se révéler salutaire; qu'il pourrait nous amener à concevoir, pour la suite de l'aventure humaine, un autre déroulement, qui ne soit pas simplement la reprise des mêmes tragédies avec d'autres acteurs ! Il n'est pas trop tard. Nous avons parfaitement les moyens de sortir de ce labyrinthe. Encore faut-il commencer par admettre que nous nous sommes égarés. » (Ibid. 436 p.)

Nous avons oublié les leçons de l'histoire et surtout ses enseignements. Nous nous sommes égarés dans un village global sans boussole...


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