Le théoricien des communications et philosophe canadien,
Marshall McLuhan, mort en 1980, a été le premier à prédire que nous vivrons
tous dans un grand ensemble, un village global. Selon McLuhan,
« les moyens de communication audiovisuelle modernes (télévision,
radio, etc.) et la communication instantanée de l'information mettent en cause
la suprématie de l'écrit. ». Dans ce monde unifié, où l'information véhiculée par les médias
de masse fonde l'ensemble des microsociétés en une seule, il n'y aurait selon
lui désormais plus qu'une culture, comme si le monde n'était qu'un seul et même
village, une seule et même communauté « où l'on vivrait
dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace. »
À l'heure où
les médias sont en crise et que nous renouons avec une forme de tribalisme qui
renforce les identités nationales, les événements qui se passent ailleurs dans
le monde ont de profondes répercussions sur notre société. S'il est vrai que la
vie au Canada est profondément influencée par ce qui arrive aux États-Unis
d'Amérique, il est aussi évident que les événements qui se passent sur la
planète influent sur nos vies. Le chaos qui s'installe à la suite des
variations qui semblent anodines au premier coup d'œil va produire d'énormes
changements au fil du temps. Réflexions sur des faits d'actualité qui risquent
d'approfondir le chaos actuel dans notre village planétaire.
L'élection en Argentine
Faits divers
politiques. Amusant au premier coup d'œil. Un anarcholibéral, Javier Milei,
économiste de formation et polémiste dans les médias est élu président
d'Argentine. Un pays aux prises avec une inflation démesurée de plus de 140 %,
on est loin de la cible canadienne de 2 %. L'Argentine vit plutôt avec une inflation chronique, désormais à trois chiffres (143 %
sur un an), quatre Argentins sur dix vivent sous le seuil de pauvreté, l'État a
un endettement pathologique et une monnaie dévaluée. Ça ne tourne pas rond en
Argentine. Javier Milei a fait campagne avec une tronçonneuse promettant à ses
électeurs qu'il ferait le grand ménage dans l'État et qu'il débarrasserait le
pays de la caste parasite et laisserait mourir le peso argentin en adoptant le
dollar américain comme monnaie nationale. Sous les cris enthousiastes de ses
partisans de slogans déjantés comme La caste a peur ou Vive la
liberté bordel, le nouveau président va brasser la cage et cela ne sera pas
sans conséquences pour nous quant à notre intérêt pour la vie politique argentine.
L'information-spectacle
En fait, notre intérêt pour les
affaires internationales est très limité au Canada. Il est souvent lié au
traitement que nous en font les médias de chez nous. Nous le savons, les médias
sont en crise. On assiste à un désinvestissement dans les ressources humaines
qui composent la force de frappe journalistique. Sauf à Radio-Canada, les
nouvelles internationales sont traitées comme un spectacle. Nous sommes loin
des grandes analyses. Notre monde se limite souvent aux États-Unis et un peu à
la France. Nous sommes des ignares en matière de politique internationale. Nous
nous qualifions à tort de citoyens du monde. La preuve c'est que les manchettes
se résument à un Trump argentin à la tronçonneuse. Nous sommes loin de
l'analyse pénétrante par exemple d'un Amin Maalouf, cet écrivain
franco-libanais né à Beyrouth en 1949, qui nous a donné ces dernières années
des essais percutants en politique internationale tels que Le dérèglement du monde ou le
naufrage d'une civilisation. Il vient de récidiver en 2023 avec l'essai le
plus intéressant que j'ai lu dans les cinq dernières années : Le labyrinthe des égarés. L'Occident et
ses adversaires. Avec Maalouf, on sort de l'information-spectacle et on est
invité à une analyse pénétrante de la marche du monde dans lequel nous vivons
en empruntant une analyse historique qui cible de grands empires de notre
passé.
Un essai percutant de Maalouf
Dans son essai,
Maalouf tente d'expliquer les bouleversements du monde actuel. La guerre en
Ukraine, le bras de fer entre les États-Unis et la Chine, la faiblesse crasse
de l'Europe et l'insignifiance d'un pays comme le Canada sur la scène
internationale sont autant d'éléments qui méritent des explications où à tout
le moins, une meilleure compréhension. N'en déplaise à notre chauvinisme, le
Canada n'est pas présent dans le récit d'Amin Maalouf. En fait, le Canada ne
fait pas le poids sur la scène internationale. Cela explique probablement la
faiblesse crasse de notre politique étrangère et de notre rayonnement dans le
monde. Nous sommes loin des Casques bleus de Pearson le nobélisé...
Le récit de l'essayiste Maalouf
trace les origines de l'affrontement entre l'occident et ses adversaires en
s'intéressant au destin de quatre grandes nations : le Japon de l'ère
Mejii, premier pays d'Asie à défier la suprématie des nations blanches et dont
la modernisation accélérée a fasciné l'humanité entière. Il s'intéresse aussi à
la grande Russie soviétique qui a constitué pendant longtemps la plus grande
menace pour l'Occident avant de s'effondrer sous la férule de Gorbatchev. La
Chine, ce géant du 21e siècle, représente le plus grand défi
que l'Occident a connu depuis longtemps. Partout dans le monde les Chinois
menacent l'hégémonie de l'Occident et son emprise sur le monde. Bien sûr, les
États-Unis d'Amérique sont au cœur de son récit. Ce pays neuf qui a tenu tête
avec succès à tous ces challengers et qui encore aujourd'hui est la première
superpuissance planétaire.
Ce qui fascine le plus dans le
récit que partage avec nous Amin Maalouf c'est la fresque historique qu'il
peint et qui jette une lumière inédite sur les conflits en cours, la motivation
des divers protagonistes et les étranges paradoxes de notre époque. Pour
reprendre les mots de l'éditeur Bernard Grasset de Paris, le livre de Maalouf
est « une boussole indispensable à qui veut comprendre les grands enjeux du
monde contemporain. » (Amin Maalouf, Le labyrinthe des égarés :
L'Occident et ses adversaires, Paris, Grasset, 2023, 445 p.)
Le village global en crise
Avec la crise actuelle au
Moyen-Orient, les dérapages domestiques envers ce conflit avec l'antisémitisme
ambiant à Montréal et la montée de l'islamophobie un peu partout au pays, nous
avons besoin plus que jamais d'une boussole comme celle que nous offre Amin
Maalouf. Nous avons aussi besoin d'un média d'État comme la Société
Radio-Canada où ses journalistes effectuent un travail exceptionnel en matière
d'information internationale. Cela justifie à mes yeux d'excellentes raisons de
financer ce média avec l'argent des Canadiennes et des Canadiens. Malgré des
efforts remarqués d'autres réseaux pour couvrir par exemple l'actualité
américaine, la salle de rédaction de Radio-Canada est seule au monde en matière
de couverture des affaires internationales.
Plus que jamais, notre vie au
quotidien nécessite de comprendre ce qui se passe sur l'ensemble de la planète.
Prenons à témoin la question des changements climatiques où la montée des
populistes partout en Occident. Certes, on ne peut que garder un œil attentif
sur ce qui se passe chez notre voisin du Sud. Ce valeureux défenseur de la
démocratie peine à la vivre dans son propre pays sous les attaques vicieuses et
répétées de Donald Trump et de ses émules. Le monde est en crise, les
États-Unis sont incapables d'en être le gendarme et l'inspiration qu'il fut par
le passé. Le Canada n'en parlons même pas et le Québec ne peut vraiment espérer
jouer un rôle sur la planète avec sa population de 8 millions d'âmes.
Nous sommes des témoins impuissants
d'un monde en proie à des mutations et des bouleversements incroyables. Il faut
conserver l'espoir. Amin Maalouf conserve l'espoir et écrit à la fin de son
essai : « En dépit de toutes ces inquiétudes, je demeure persuadé que le
moment d'angoisse que nous vivons pourrait se révéler salutaire; qu'il pourrait
nous amener à concevoir, pour la suite de l'aventure humaine, un autre
déroulement, qui ne soit pas simplement la reprise des mêmes tragédies avec
d'autres acteurs ! Il n'est pas trop tard. Nous avons parfaitement les moyens
de sortir de ce labyrinthe. Encore faut-il commencer par admettre que nous nous
sommes égarés. » (Ibid. 436 p.)
Nous avons oublié les leçons de
l'histoire et surtout ses enseignements. Nous nous sommes égarés dans un
village global sans boussole...