Les valeurs québécoises ça n'existe pas...
Au terme de mes deux premières chroniques sur ce sujet, j'ai tenté d'établir le fait que les individus formant le Québec n'avaient pas de valeurs particulières qui en faisaient une sorte de peuple élu ayant un destin manifeste à accomplir. Il me semble évident que les valeurs québécoises n'existent pas. Les seules valeurs qui nous distinguent de nos voisins sont celles liées à la langue et la culture française, la religion catholique et la promotion des droits collectifs des Canadiens français par le biais d'un État-providence. C'est ce qui fonde que le Québec des Canadiens français constitue une société distincte, mais pas un lieu aux valeurs différentes de nos voisins en Amérique du Nord ou de l'Europe de l'Ouest. Nous n'avons pas comme peuple des valeurs propres, mais nous sommes distincts par notre langue, notre culture, nos institutions et notre passé religieux. C'est à partir de notre expérience historique racontée et partagée que nous vivons cette distinction par rapport à l'Autre.
Une vision victimaire de notre histoire collective; De la conquête au référendum volé :
Toute l'histoire du Québec a été racontée au Nous. Un « Nous collectif » décrit sous l'emprise et l'asservissement de ses maîtres, les Anglais et l'Église. Cette vision de notre histoire collective où nous présentons les Québécois comme des victimes est la version privilégiée des nationalistes québécois. Vu à travers ce prisme privilégiant l'histoire politique comme vecteur principal, le Québec est présenté comme une victime. Victime d'abord de la conquête anglaise en 1760. Puis, obligé de prêter foi à un monarque étranger par le serment du Test, profession de loyauté au Roi anglais George V, pour occuper une charge publique. Victime encore lors de la révolution américaine, mais cette fois favorisée par l'adoption de l'Acte de Québec permettant de conserver notre langue et notre religion.
Nous fûmes aussi des victimes lors de la rébellion de 1837-38 où plusieurs des nôtres furent pendus par les Anglais. Cela s'est concrétisé par l'imposition d'un nouveau statut constitutionnel en 1841, l'Acte d'union qui obligea le Québec à assumer les lourdes dettes du Haut-Canada (Ontario) et où la représentation proportionnelle fut abandonnée momentanément. Puis, la Confédération canadienne de 1867 où un pays unitaire déguisé en confédération fut imposé aux Canadiens-français de l'époque.
Arrive ensuite les faits plus contemporains que constituent la pendaison de Louis Riel, l'affaire des écoles séparées du Manitoba, la conscription de la première Grande Guerre et l'émeute de Québec de 1917, la conscription de 1942, le référendum de 1980, le rapatriement de la constitution et l'imposition d'une Charte des droits en 1982, le référendum volé de 1995 et la crise des commandites au fédéral.
L'histoire a plus d'une version :
Vous vous en doutez bien. Il y a d'autres versions de cette histoire commune. Il y a celle des historiens qui privilégient le social, les phénomènes statistiques et les classes sociales avec en particulier un parti-pris pour l'histoire des travailleurs et des femmes. Dans cette version de notre passé commun, l'histoire politique est reléguée à des moments marquants, mais pas aussi déterminants que le souhaiteraient celles et ceux qui veulent que le Québec se donne un pays. Ce qui semble de plus en plus en vogue c'est une vision de l'histoire qui accepte l'idée que l'histoire d'une société est avant tout une histoire de vision partagée au sein d'une communauté communicationnelle qui se forge ensemble un lieu de vouloir-vivre collectif. Parmi les historiens qui privilégient le fait que « nous sommes une communauté imaginée », notons Jocelyn Létourneau. Lorsqu'il analyse le destin des colons français, Canadiens-français et Québécois, il note surtout l'ambivalence légendaire des gens d'ici face au Canada.
Ces phénomènes de l'occultation d'une histoire nationale au profit d'une histoire plus sociale ou plus culturelle ne sont pas présents qu'au Québec. Au Canada anglais, les historiens Jack Granastein et Michael Bliss se sont élevés virulemment dans des articles spécialisés célèbres contre la prééminence de l'histoire sociale au détriment de l'histoire nationale entendre l'histoire politique. Comme lors de l'échec de l'accord du lac Meech en 1990, on retrouve complices les nationalistes québécois et les nationalistes « canadians » dans leur plaidoyer pour une histoire nationale politique même si l'on pressent bien que les faits et leurs interprétations ne sont pas les mêmes.
Pour ma part, je suis assez sensible aux arguments de Fernand Dumont sur l'importance de promouvoir l'identité québécoise des Canadiens-français de souche sans la mauvaise conscience que le sociologue Jacques Beauchemin a mis à jour. Je crois comme le sociologue Joseph-Yvon Thériault que la conscience historique est habitée par un éthos, mais elle doit comporter une intentionnalité c'est-à-dire une subjectivité, un rapport imaginé avec l'histoire.
Le Nous québécois assiégé :
Le « Nous québécois » est donc assiégé par de nombreux autres nous tout au long de son histoire. Ces nombreux nous revêtent différents visages selon les époques : le « Nous Indien », le « Nous Anglais », le « Nous Juif », le « Nous Italien », le « Nous Nouvel arrivant ». Tous ces nous se bousculent dans notre imaginaire et vient brouiller nos références et notre perception commune de notre passé.
Outre ces « Nous concurrents », il y aussi la formidable attraction d'un « Je Arrogant » issu de la société de consommation et de la modernité. L'individualisme et la recherche du bonheur individuel vient atténuer notre mémoire d'un passé où le « Nous collectif » avait encore une signification et où des institutions notamment l'État, l'École, l'Église, les Syndicats étaient encore des valeurs sûres et venaient donner un sens commun à notre vouloir-vivre collectif. Aujourd'hui, non seulement le « Je » a pris de l'ascendant dans nos vies, surtout depuis la défaite référendaire de 1980 qui a un peu tué notre rêve collectif, mais on assiste aussi impuissant à la déliquescence de nos institutions. L'Église que l'on a expulsée de notre vie collective dans la foulée de la Révolution tranquille est plus discréditée que jamais sous l'impulsion des scandales sexuels; le pouvoir politique est vu comme un lieu de pouvoir corrompu et où on ne trouve que des affairistes ou des arrivistes; l'école est instrumentalisée au profit des besoins des entreprises et les syndicats sont aussi des lieux de pouvoir qui n'ont plus la côte. Faut-il s'étonner du désintérêt des gens pour les affaires publiques?
Le Québec sans mémoire historique et en rupture avec lui-même...
Reste la cinquième colonne, les médias, qui ont encore la faveur d'un certain public même si personne ne se gêne pour rappeler leur propension aux faits divers et à la spectacularisation de l'actualité. Sans mémoire historique partagée, avec un pouvoir politique questionné et mal-aimé, des institutions qui n'ont plus la confiance des gens du peuple, il faut malheureusement ajouter le divorce de plus en plus manifeste entre la population et ses élites. Il n'y a pas de meilleurs exemples de ce divorce que le débat qui s'amorce cette semaine à l'Assemblée nationale du Québec sur une Charte des valeurs québécoises. Ce qui fera l'objet de ma dernière chronique vendredi prochain et qui s'intitulera « Raisons communes »...
Lectures suggérées :
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Jacques Beauchemin, L'histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois. Montréal, VLB, 2002, 210 p.
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Mathieu Bock-Côté, La Dénationalisation tranquille, Montréal, Boreal, 2007, 221p.
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Fernand Dumont, Raisons communes, Coll : « Boréal Compact », Montréal, Boréal, 1997, 260p.
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Jocelyn Létourneau, Passer à l'avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d'aujourd'hui. Montréal, Boréal, 2000, 194p.
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Jean-François Lisée, Nous, Montréal, Boréal, 2007, 112p.
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Joseph-Yvon Thériault, Critique de l'américanité. Mémoire et démocratie au Québec. Montréal, Québec-Amérique, 2005, 384p.
Tweet de la semaine
« Heureux ou malheureux, les souvenirs les plus forts et les plus durables sont ceux de la passion. La mémoire, elle aussi, a pris feu. » dans Bernard Pivot, Les tweets sont des chats, Paris, Albin, Michel, 2013, p.74.
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