Notre histoire en archives : Analyse de style - Delphine
Bégin en quatre temps
Par Julie Roy, archiviste-coordonnatrice aux Archives
nationales à Sherbrooke
Delphine Bégin au centre, avec
à droite Ernest Lacharité et Marie Fortier, son épouse, avant 1940. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Sylvio
Lacharité (P3). Photographe non identifié.
Nos photographies familiales illustrent parfaitement bien le
passage des décennies et des différents styles vestimentaires. Les photos offrent
cette possibilité d'un retour en arrière et nos regards peuvent en être amusés.
Malgré les caprices de la mode, certaines personnes se
distinguent par leurs goûts assez sûrs. C'est le cas de Delphine Bégin (1885-1940),
dont les portraits nous permettent aujourd'hui de faire une intéressante analyse
de style.
Originaire de Lambton et Sherbrookoise d'adoption, Delphine a
vécu à une époque où l'habit féminin a connu des revirements spectaculaires. En
effet, le rationnement des matériaux pendant la Première Guerre
mondiale a modifié définitivement les styles vestimentaires. En l'espace d'une
décennie, les femmes sont passées d'une tenue qui cachait le plus de peau
possible et qui entravait le corps à une mode plus courte, plus souple et plus
libre qui devait percuter les années 1920 : quel bond drastique en si peu
de temps!
Les photographies que nous vous présentons aujourd'hui sont
issues du fonds Sylvio Lacharité, chef d'orchestre sherbrookois. En effet, Delphine
est une cousine maternelle de Marie Fortier, la mère de Sylvio : on les
retrouve sur plusieurs photographies, bras dessus bras dessous, tout le long
des diverses époques de leur vie. Si les portraits de Delphine Bégin ne sont
pas toujours identifiés, la dame est cependant reconnaissable par la présence
d'une fossette au menton.
Voici donc Delphine Bégin en quatre temps.
Années 1900
Delphine Bégin à l'Hôtel
Queen, vers 1905. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Sylvio Lacharité
(P3). Photographe non identifié.
Dans la jeune vingtaine, Delphine Bégin habite en pension
chez Ernest Lacharité et Marie Fortier, sur la rue Gillespie à Sherbrooke. Célibataire,
elle est serveuse dans un hôtel.
La voici sur une galerie de l'Hôtel Queen vers 1905.
Construit au centre tumultueux de la ville de Sherbrooke en 1902, cet
établissement se trouve à proximité de la gare de train Union et fait face au
marché Lansdowne. Au second plan de la photo, on aperçoit la devanture de la
Walter Blue & Co., qui était située à l'équivalent de l'intersection des rues
King Ouest et des Grandes-Fourches Nord. À l'époque, cette usine est le plus
gros fabricant de vêtements de la ville. Elle embauche principalement des
femmes.
La Delphine des années 1900 porte la robe longue. Les volants
de la jupe, la chemise bouffante et les manches amples chargent le regard par
ce qui nous semble être aujourd'hui un surplus de tissus, signe qu'il s'agit
d'une mode de l'avant-guerre. Le collet se porte très haut, comme un gage de la
modestie féminine, et est orné d'une broche centrale, seul bijou sur cette
photo. La taille est cintrée et moulée par un corset. La chevelure abondante est
domptée et maintenue à l'arrière par une grande boucle. Il se dégage de cette
tenue une réelle sévérité. Même la montre à chaînette, attachée au niveau du cœur, tend à rappeler que chaque
minute doit être contrôlée, comme la tenue, comme les mouvements...
Années 1910
Joseph Amédée Bilodeau et
Delphine Bégin, vers le 8 novembre 1911. Archives nationales à Sherbrooke,
fonds Sylvio Lacharité (P3). Photo : A. Z. Pinsonneault.
Le 8 novembre 1911, Delphine Bégin
épouse Amédée Bilodeau, alors commis dans un magasin de fruits de Sherbrooke. Au
passage frontalier, en 1919, il déclare être dans l'entreprise du sucre à
Sherbrooke; au recensement américain de 1920, il est camionneur pour une
boulangerie à Lowell au Massachusetts; au recensement canadien de 1921, il est gérant
d'un hôtel à Rock Island... Bref, l'homme a la bougeotte professionnelle, entraînant
son épouse avec lui au gré des déménagements.
La Delphine des années 1910 arbore
une couleur pâle, éclairant ainsi le visage de celle qui a tout pour être
heureuse en ces instants de grands bonheurs. La tenue est décidément adoucie
par rapport à celle de la décennie précédente. Le collet en dentelle agit comme
un socle sur lequel repose une belle tournure de tête, la chevelure complètement
remontée.
Contrairement au corset en S de la
décennie précédente, les années 1910 voient apparaître le corset dit ligne
normale. La robe est encore longue à cette époque, mais ce n'est que pour un
court laps de temps : la Première Guerre mondiale viendra bouleverser tous
les domaines, la mode y compris.
Les années 1920
Delphine Bégin dans une robe
de jour, entre 1925 et 1929. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Sylvio
Lacharité (P3). Photo : Nakash Studio Sherbrooke.
Pendant la Première Guerre
mondiale, le rationnement du textile et du métal, des matériaux employés dans la
fabrication des vêtements et des corsets, change la mode radicalement. Ainsi, à
partir de cette époque, les robes des dames raccourcissent et les corsets
laissent place aux bustiers, gaines et soutiens-gorge.
La Delphine des années 1920 se présente
dans une robe tubulaire à manches près du corps et à taille très basse,
rehaussée par un plissé de tissu. Un appliqué en dentelle agit à titre de col;
le cou est enfin dégagé.
Sur cette photo, on ne voit pas la
longueur de la robe, mais l'ourlet devait arriver juste sous le genou. Le port
du corset disparaît et est remplacé par un bandeau ayant la propriété d'écraser
la poitrine en conformité avec le style à la garçonne en vigueur à l'époque.
Quant à la coiffure courte à vagues, le style ne trompe
pas : elle est bien des années 1920. Les vagues bordant le visage sont
créées à partir d'une coupe au carré selon deux techniques de mise en plis.
La première est la technique vague de doigt, qui
consiste à créer des ondulations incurvées en forme de S maintenues en place
grâce à des pinces, lesquelles sont retirées après le séchage. La deuxième est
le Marcelling,
du nom de son inventeur, le styliste Marcel Grateau : les cheveux sont
crantés à l'aide de pinces chaudes ou d'un fer à friser ondulé.
Delphine Bégin dans une robe
de soirée, années 1920. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Sylvio
Lacharité (P3). Photo : A. Z. Pinsonneault.
Libérée du corset, la Delphine des années 1920 apparaît sous
nos yeux dans une robe de soirée sans contrainte de mouvement : le tissu est
fluide et la coupe n'est pas cintrée. Parée de plumes et d'appliqués de perles
cousues, l'élégante toilette jaune est complétée par des chaussures Mary Jane à
gros talon, pourvues d'une bride sur le dessus qui retient bien le pied. Un
double rang de perles, synonyme d'élégance, rehausse l'ensemble. On la croirait
prête à danser le charleston!
Et pourtant! Un événement tragique
viendra assombrir les jours de Delphine : son époux, Amédée Bilodeau, sera tué
en 1925, à l'âge de 39 ans, par un agent américain de l'escouade des
narcotiques de Boston. Bilodeau et des comparses ont été attirés dans un
guet-apens de trafic de cocaïne sur la ligne frontalière qui sépare les États-Unis
et le Canada. L'enjeu a été de découvrir si Bilodeau avait été tué en sol
canadien ou en sol américain, cette dernière probabilité pouvant entraîner un
incident diplomatique entre les deux pays. À l'époque, cet événement a fait les
manchettes dans plusieurs journaux du Québec et a eu des
répercussions jusqu'au Parlement fédéral à Ottawa. En 1930, Fred Mertz, l'agent
américain impliqué dans la mort de Bilodeau, est arrêté au Texas.
Années
1930
Delphine Bégin à l'avant-plan
au centre, années 1930. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Sylvio
Lacharité (P3). Photographe non identifié.
Dans
les années 1930, dans la foulée du décès médiatisé de son mari, les journaux régionaux
de l'époque continuent de suivre Delphine Bégin, connue pour être « Mme
Amédée Bilodeau de la rue Aberdeen » à Sherbrooke. Les chroniques sociales
rapportent les visites qu'elle reçoit ainsi que ses déplacements à l'extérieur
de la ville : Montréal, Farnham, Drummondville, Boston, New York, Laconia,
Carthage, etc. Cette veuve à la vie sociale épanouie ne s'est jamais remariée après
le décès de son mari. Au recensement canadien de 1931, Delphine est maîtresse
du logis et héberge trois logeurs, dont deux employés de restaurant d'origine
grecque immigrés en 1927.
Delphine Bégin en robe de
cérémonie, après 1932. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Sylvio Lacharité
(P3). Photo : Van Dyck.
Sur
cette photo prise de pied en cap, puis colorisée, la Delphine des années 1930
prend une pose plutôt sérieuse dans cette robe de cérémonie, c'est-à-dire
longue à la cheville, comparativement à la robe de jour qui arrête sous le
genou. La robe verte en lainage doux, taillée sur le biais, moule partiellement
le corps et se termine en jupe à godets. Elle est ornée de motifs de tissage
lignés en biseau. L'encolure en V, retenue par une pince, laisse entrevoir un chemisier jaune avec des imprimés de paysage
japonais d'où jaillissent des manches gigots, avec un retour sur une manche
ajustée jusqu'au poignet. La taille est soulignée par une étroite ceinture
ornée d'un fermoir bijou.
Les
sourcils de Delphine ont été rasés puis redessinés au crayon, finement, en
demi-cercle, plus haut que la ligne naturelle. Cette mode, typique des années
1930, est portée à l'écran par plusieurs actrices, telles Greta Garbo ou
Marlene Dietrich.
À l'aube des années 1940
Delphine Bégin ne connaîtra pas la décennie suivante bien
longtemps. Elle décède à Sherbrooke le 29 décembre 1940, à l'âge de 55 ans. Aucun enfant
n'était né de son mariage, mais elle avait « adopté »
deux enfants d'origine africaine qu'elle soutenait dans leur
éducation depuis 1919. Elle a vécu le drame de perdre son mari, tué en 1925. Devenant
veuve à 39 ans et ne s'étant jamais remariée, elle laisse l'image d'une femme épanouie
qui a su créer sa propre vie au centre d'un réseau social bien tissé. Delphine
Bégin aura traversé les décennies mouvementées avec élégance, suivant néanmoins
les caprices de la mode, tels que dévoilés dans cette intéressante analyse de
style.
Ces
archives vous intéressent? Prenez rendez-vous avec nous :
Les
Archives nationales à Sherbrooke sont situées au
225,
rue Frontenac, bureau 401
819 820-3010,
poste 6330
archives.sherbrooke@banq.qc.ca