Il n'y a pas à dire, suivre l'actualité au quotidien nous fait
vivre toute sorte d'émotions. Pensons au cirque quotidien offert par le
président défait Donald Trump qui n'en finit plus d'échouer dans ses tentatives
de coup d'État. Le silence coupable de ses alliés républicains est
assourdissant. Pensons à tous ces événements liés à la COVID chez nous et qui
peut nous amener à nous décourager de nous-mêmes devant les comportements et les
propos des covidiots, au triste spectacle que nous offrent nos élus à l'Assemblée
nationale lors des périodes de questions. Mais qu'avons-nous à foutre des
querelles politiciennes en ce temps de pandémie ?
Encore pire, pire que tout, cette étrange nouvelle concernant le
retrait puis la réintégration de la liste de suggestions de livres de notre
premier ministre sur le site de l'Association des libraires indépendants. Des
gens se sont plaints parce que sa liste comprenait un ouvrage de Mathieu
Bock-Côté et que François Legault refuse encore aujourd'hui de reconnaître le
concept de discrimination systémique. Pour ma part, je ne sais pas si c'est
pareil pour vous, j'aime mieux un premier ministre qui fait la promotion de la
lecture qu'un ancien premier ministre comme Duplessis qui explique sa hargne
envers les intellectuels. Rappelez-vous sa célèbre tirade : « L'instruction
c'est comme la boisson, il y en a qui ne porte pas cela. » Mais quelle mouche a
piqué notre époque pour offrir un aussi triste spectacle à l'histoire !
Réflexions inachevées sur le temps social qu'il fait aujourd'hui au Québec.
Un monde sans boussole
Nous sommes comme des promeneurs en
forêts sans boussole. Nous sommes à la quête de sens en nous drapant dans les
bons sentiments. Pourtant, jamais notre époque n'aura été aussi égocentrique,
consommatrice de frivolités et dénuée de simple bon sens. Les intellectuels ne
jouent pas leur rôle. On s'attend d'eux qu'ils nous offrent des hypothèses pour
améliorer notre compréhension, qu'ils nous aident à déchiffrer dans un langage
clair et accessible le monde complexe dans lequel nous vivons. C'est un peu
pour cette raison qu'il se développe chez nous comme ailleurs une méfiance si
ce n'est une hargne envers les intellectuels et les élites.
Il semble
bien que nous ayons oublié les enseignements de notre grand sociologue Fernand
Dumont qui plaidait pour que les réflexions sur la société s'ancrent dans la
réalité des gens en ne faisant pas abstraction des valeurs qui prévalent dans
cette société. Loin de plaider pour une objectivité désincarnée, le sociologue
Fernand Dumont plaidait que les discours sont une forme de cosmologie, un
discours idéologique au sens noble du terme qui s'appuie sur les imaginaires
sociaux qui naissent à même les rapports sociaux et les règles qui régissent
notre vie en société. C'est pour cette raison qu'il trouvait important de bien
connaître sa société d'origine. Pour Dumont, une science n'est vraiment
possible qu'en voyant dans la société un ensemble de pratiques de
l'interprétation. « Cette science de l'interprétation au lieu d'écarter les
représentations collectives qui la précédent en les ramenant à la fonction
qu'elles remplissent au sein de la société connue comme un objet, les
privilégie au contraire afin de comprendre comment se constitue un imaginaire
social qui sert de référence aussi bien aux scientifiques qu'aux sujets sociaux. »
(Serge Cantin, La distance et la mémoire.
Essai d'interprétation de l'œuvre de Fernand Dumont, Québec, presses de
l'Université Laval, p. 262.)
C'est ainsi qu'il faut comprendre à
mon sens les discours que nous tenons sur nous-mêmes et les enjeux auxquels
nous sommes confrontés afin de les analyser pour en saisir le sens véritable.
Ces discours se coconstruisent à même les imaginaires sociaux et les questions
qu'ils soulèvent cherchent à répondre à des interrogations des contemporains
qui sont leur public. Si le Québec et le Canada n'ont pas de discours
concordant c'est qu'ils ne participent pas au même imaginaire social et que les
Canadiens et les Québécois ne peuvent faire société ensemble s'ils ne partagent
pas de référents communs. Les corrélations, parce qu'il y en a, s'expliquent
par le fait qu'ils participent au même univers civilisationnel, l'univers
occidental. Ce qui est vrai pour les grands ensembles est aussi vrai pour une
société comme la nôtre et notre difficulté de faire société ensemble.
L'absence de référents communs
Nous vivons une époque où les gens ne
nouent plus avec autant de ferveur qu'auparavant de liens d'appartenance avec
la figure de la nation, de la communauté universelle. En lieu et place, nous
vivons dans un monde globalisé
dans lequel personnes, biens, services, nouvelles et idées partagent un espace
apparemment sans frontières, ce qui conduit à une culture de plus en plus
homogénéisée. Qu'ils se trouvent à Londres, Tokyo, Berlin ou Washington, Montréal
ou Sherbrooke, les individus modernes sont censés être (et le sont souvent) flexibles,
mobiles et se sentir chez eux dans la région métropolitaine où ils s'installent.
Cependant, le XXIe siècle a également été
témoin d'une attraction de plus en plus forte dans la direction opposée. Au
milieu d'un cosmopolitisme croissant, nous observons des tendances
nationalistes, racistes et extrémistes à la hausse dans le monde et dans tout
le spectre politique et religieux. Alors que les conditions extérieures
semblent devenir plus modernes et interconnectées, certains individus et
sous-groupes s'orientent vers la polarisation et reviennent au tribalisme qui a
façonné l'histoire humaine pendant des siècles.
Ce tribalisme
postmoderne peut se définir comme le tribalisme est compris comme la tendance
humaine à créer des endogroupes et des exogroupes fondés sur des similitudes ou
des différences réelles ou imaginaires. Les membres de ces groupes s'efforcent
de protéger leur clique, de faire des sacrifices et de défendre leur « tribu ».
Les tribus peuvent se former autour de critères tels que la nationalité,
l'appartenance ethnique, la religion et les dichotomies telles que
communistes/capitalistes, sunnites/chiites ; elles peuvent aussi se former
autour d'autres formes de communautés imaginaires telles que les clubs de
football ou les fans de Star Wars. Les différences peuvent être largement
acceptées et « objectives » ou définies par le groupe même, par exemple la
conception que l'État islamique a des « vrais musulmans », comme étant seules
les personnes qui sous-tendent une vision du monde spécifique. Pour comprendre
le tribalisme, il ne faut pas savoir si les observateurs externes considèrent
une communauté particulière comme une tribu unie, mais plutôt si l'identité
collective qui sous-tend l'appartenance à ce groupe particulier devient si
importante au point où les membres manifestent des tendances tribales.
Chez nous,
ce tribalisme devient trivial et assimile l'idéologie du multiculturalisme
comme liant canadien à cette grande idée d'un humain postmoderne, sans racine
et citoyen du monde. Idéologie adoptée par le premier ministre actuel du
Canada, Justin Trudeau. S'il est vrai que dans les valeurs véhiculées dans
cette mouvance, nous pouvons être en accord avec de grands principes qui sont
professés et les valeurs qui les soutiennent, on ne peut qu'être sans mot
devant les excès auxquels cela donne lieu comme l'affaire du professeur Duval,
les protestations juridiques contre la loi québécoise, la Loi 21 que les
procureurs assimilent à des lois nazies. Rien de moins. Et tout récemment cette
détestable idée de censurer la liste de suggestions de lectures du premier
ministre du Québec, François Legault. Pouvons-nous être un humaniste sans pour
autant accepter un monde tribalisé ? Nous vivons vraiment au temps des tribus...