Déjà que la classe politique n'a pas bonne réputation, le
drame scénarisé de la fin du projet du lien autoroutier entre Québec et Lévis
ne fait qu'ajouter au scepticisme de la population et augmente la crédibilité
de celles et de ceux qui trouvent que la politique c'est un monde pourri.
Pourquoi alors un gouvernement si populaire se permet-il de telles libertés
avec la démocratie ? Ce n'est pas que je trouve inacceptable qu'un gouvernement
recule sur une position eu égard à un contexte qui a changé. Le psychodrame du
troisième lien c'est tout autre chose. Depuis son annonce initiale en janvier
2018, ce projet était voué à l'échec. C'était un pur produit du cynisme
électoral et de l'opportunisme politique. Par ailleurs, dans quel monde
vivons-nous pour que des projets d'infrastructures deviennent des enjeux de
société ? Réflexions sur un projet où la parole politicienne a manipulé
l'opinion publique.
Le jour de la terre
J'écris cette chronique le samedi 22 avril. Jour
où on célèbre la terre. Il faut d'abord se réjouir du fait que le gouvernement
Legault a renoncé à son projet de troisième lien. C'est d'abord et avant tout
une saprée bonne nouvelle pour la terre et l'environnement. Exception faite de
l'aspect de la manipulation de l'opinion publique par un gouvernement cynique,
nous devons tous nous réjouir de cette nouvelle. Le troisième lien est aussi
inutile que dommageable pour l'environnement. Ce qui est vrai pour les
premières moutures est aussi vrai pour celle qui est annoncée d'un tube de
transport en commun entre le centre-ville de Québec et celui de Lévis.
D'ailleurs, il existe déjà un lien entre les deux centres-villes, c'est la
traverse Québec-Lévis. Outre que c'est un mode de transport original et moins
coûteux qu'un tunnel sous le fleuve, rien n'empêche le gouvernement d'en
améliorer le service et la fréquence. Québec ne possède pas la démographie
nécessaire pour des infrastructures lourdes comme celle que nous retrouvons sur
l'île de Montréal. C'est comme la proposition qu'avait faite le porte-parole de
Québec solidaire, Gabriel Nadeau Dubois lors de la campagne électorale pour l'implantation
d'un réseau de tramway à Sherbrooke. De la folie furieuse...
Au-delà du besoin, ce que je mets en doute, il y a cette
idée répandue dans la classe politique que pour gagner l'appui du peuple, il
faut lui faire des promesses qui rivalisent d'audace et qui souvent pêchent
pour leur irréalisme. La parole politicienne a ainsi perdu beaucoup de valeur
au cours des dernières décennies. On ne peut pas compter sur François Legault
et ses députés pour en rehausser la qualité.
La valeur de la parole donnée
Étudiant universitaire, j'ai été pour un temps médiéviste.
La société médiévale était une société où la parole donnée était un ciment
social. Ce ne fut pas le cas dans les sociétés qui se sont modernisées. Si la
modernité avait été une panacée pour la parole donnée, nous n'aurions pas à
gérer des contrats écrits complexes et des projets de loi qui essaient de tout
prévoir afin de s'assurer d'une élémentaire justice entre citoyennes et
citoyens. Des exemples pleuvent prouvant que la parole que nous donnons a peu
de valeur. Par exemple, combien de mariages où on promet solennellement que
c'est pour la vie se terminent par un divorce. Combien d'ententes à l'amiable
conclues de bonne foi se terminent par des procès civils devant les tribunaux !
En politique, les exemples pullulent. La déclaration sur l'honneur de Pierre Elliott
Trudeau concernant les changements qui seront faits à la constitution
canadienne lors du référendum de 1980 s'est soldée par le rapatriement
unilatéral de la constitution canadienne en 1982. Ici, c'est moins le mensonge
qui transparaît que la possibilité de jouer avec les mots et les concepts. Près
de nous, sur la scène municipale, la chef des apôtres de la transparence, notre
mairesse Évelyne Beaudin, ne veut pas révéler le montant de la prime de départ
de son directeur de cabinet, Claude Dostie. Non seulement nous ne savons pas
les dossiers sur lesquels ils ont eu de profonds désaccords, mais nous ne
saurons jamais combien cela nous aura coûté collectivement.
Bref, la parole donnée, bien que populaire dans nos discours,
a peu de valeur dans nos vies. Les politiciennes et politiciens le savent et
c'est ce qui explique qu'ils n'hésitent pas à la transgresser. Cela me fait
penser à une vieille blague politicienne que nous nous racontions jadis : je
n'ai qu'une parole, mais quand j'en ai besoin je la reprends...
Refaire le lien
social
Le sociologue Joseph-Yvon Thériault a conceptualisé l'idée
du vivre ensemble au moyen d'un concept simple, celui de faire société. Faire
société c'est adopter des comportements et des attitudes qui permettent à toutes
et tous de se sentir partie du projet global. Faire société implicitement
sous-tend le dialogue social et les débats entre nous pour choisir les
meilleures solutions pour tous. Ce dialogue, cette conversation démocratique
doit permettre à tout le monde de s'exprimer et dans un idéalisme tout
habermassien laisser émerger une solution avantageuse pour la majorité. Or,
comme l'a lui-même démontré Jürgen Habermas dans son œuvre magistrale sur
l'opinion publique, la parole qui est au cœur de ce processus a au fil des ans
été confisquée par la manipulation de l'opinion publique dans les médias. C'est
ce que Habermas a conceptualisé comme la féodalisation de l'espace public.
En fait, ce qui est clair comme de l'eau de roche c'est que
la manipulation de l'opinion publique par des forces aussi variées que
nombreuses est une constante de la vie en société. Il faut dire que le
développement des réseaux sociaux et leur déploiement à une grande échelle n'ont
fait qu'empirer la situation de la balkanisation des opinions et de la
manipulation des esprits. Nous n'avons encore rien vu. Le développement de
l'intelligence artificielle avec les prouesses de manipulation que cela permet
rendra encore plus difficiles l'exercice de la démocratie et l'existence d'une
société qui veut « faire société ». Quoi qu'il en soit, l'une des
responsabilités les plus importantes de nos dirigeants politiques c'est de
prendre soin de la parole et d'éviter ces jeux de manipulation d'une autre
époque qui misent sur la crédulité et l'ignorance.
Parole,
parole, parole
La parole est le lien essentiel du dialogue démocratique et
social. La parole doit être utilisée avec soin et servir à faire société plutôt
que d'être une arme utile pour gagner des combats idéologiques. Le gouvernement
de la CAQ, comme plusieurs gouvernements précédents de tous les niveaux, n'a
pas encore compris et intégré l'importance de la parole pour faire société en
cette ère de médias sociaux et d'intelligence artificielle. À l'exemple des
Neandertal, il utilise la parole comme une arme d'un combat idéologique. Il n'a
pas hésité à camoufler la vérité pour mousser sa popularité après de publics préidentifiés.
Jamais l'idée d'un troisième lien n'a été validée par des experts et sa
nécessité n'a jamais été prouvée. Il faut se réjouir du recul de ce
gouvernement sur cette question, mais il faut aussi s'inquiéter des
conséquences de l'utilisation de la parole politicienne qui vise à tromper, cela
met à risque tout effort de tous pour bâtir société ou faire société ensemble.
C'est ce que donne comme résultat une parole instrumentalisée...