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La parole instrumentalisée

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Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 26 avril 2023

Déjà que la classe politique n'a pas bonne réputation, le drame scénarisé de la fin du projet du lien autoroutier entre Québec et Lévis ne fait qu'ajouter au scepticisme de la population et augmente la crédibilité de celles et de ceux qui trouvent que la politique c'est un monde pourri. Pourquoi alors un gouvernement si populaire se permet-il de telles libertés avec la démocratie ? Ce n'est pas que je trouve inacceptable qu'un gouvernement recule sur une position eu égard à un contexte qui a changé. Le psychodrame du troisième lien c'est tout autre chose. Depuis son annonce initiale en janvier 2018, ce projet était voué à l'échec. C'était un pur produit du cynisme électoral et de l'opportunisme politique. Par ailleurs, dans quel monde vivons-nous pour que des projets d'infrastructures deviennent des enjeux de société ? Réflexions sur un projet où la parole politicienne a manipulé l'opinion publique.

Le jour de la terre

J'écris cette chronique le samedi 22 avril. Jour où on célèbre la terre. Il faut d'abord se réjouir du fait que le gouvernement Legault a renoncé à son projet de troisième lien. C'est d'abord et avant tout une saprée bonne nouvelle pour la terre et l'environnement. Exception faite de l'aspect de la manipulation de l'opinion publique par un gouvernement cynique, nous devons tous nous réjouir de cette nouvelle. Le troisième lien est aussi inutile que dommageable pour l'environnement. Ce qui est vrai pour les premières moutures est aussi vrai pour celle qui est annoncée d'un tube de transport en commun entre le centre-ville de Québec et celui de Lévis. D'ailleurs, il existe déjà un lien entre les deux centres-villes, c'est la traverse Québec-Lévis. Outre que c'est un mode de transport original et moins coûteux qu'un tunnel sous le fleuve, rien n'empêche le gouvernement d'en améliorer le service et la fréquence. Québec ne possède pas la démographie nécessaire pour des infrastructures lourdes comme celle que nous retrouvons sur l'île de Montréal. C'est comme la proposition qu'avait faite le porte-parole de Québec solidaire, Gabriel Nadeau Dubois lors de la campagne électorale pour l'implantation d'un réseau de tramway à Sherbrooke. De la folie furieuse...

Au-delà du besoin, ce que je mets en doute, il y a cette idée répandue dans la classe politique que pour gagner l'appui du peuple, il faut lui faire des promesses qui rivalisent d'audace et qui souvent pêchent pour leur irréalisme. La parole politicienne a ainsi perdu beaucoup de valeur au cours des dernières décennies. On ne peut pas compter sur François Legault et ses députés pour en rehausser la qualité.

La valeur de la parole donnée

Étudiant universitaire, j'ai été pour un temps médiéviste. La société médiévale était une société où la parole donnée était un ciment social. Ce ne fut pas le cas dans les sociétés qui se sont modernisées. Si la modernité avait été une panacée pour la parole donnée, nous n'aurions pas à gérer des contrats écrits complexes et des projets de loi qui essaient de tout prévoir afin de s'assurer d'une élémentaire justice entre citoyennes et citoyens. Des exemples pleuvent prouvant que la parole que nous donnons a peu de valeur. Par exemple, combien de mariages où on promet solennellement que c'est pour la vie se terminent par un divorce. Combien d'ententes à l'amiable conclues de bonne foi se terminent par des procès civils devant les tribunaux ! En politique, les exemples pullulent. La déclaration sur l'honneur de Pierre Elliott Trudeau concernant les changements qui seront faits à la constitution canadienne lors du référendum de 1980 s'est soldée par le rapatriement unilatéral de la constitution canadienne en 1982. Ici, c'est moins le mensonge qui transparaît que la possibilité de jouer avec les mots et les concepts. Près de nous, sur la scène municipale, la chef des apôtres de la transparence, notre mairesse Évelyne Beaudin, ne veut pas révéler le montant de la prime de départ de son directeur de cabinet, Claude Dostie. Non seulement nous ne savons pas les dossiers sur lesquels ils ont eu de profonds désaccords, mais nous ne saurons jamais combien cela nous aura coûté collectivement.

Bref, la parole donnée, bien que populaire dans nos discours, a peu de valeur dans nos vies. Les politiciennes et politiciens le savent et c'est ce qui explique qu'ils n'hésitent pas à la transgresser. Cela me fait penser à une vieille blague politicienne que nous nous racontions jadis : je n'ai qu'une parole, mais quand j'en ai besoin je la reprends...

Refaire le lien social

Le sociologue Joseph-Yvon Thériault a conceptualisé l'idée du vivre ensemble au moyen d'un concept simple, celui de faire société. Faire société c'est adopter des comportements et des attitudes qui permettent à toutes et tous de se sentir partie du projet global. Faire société implicitement sous-tend le dialogue social et les débats entre nous pour choisir les meilleures solutions pour tous. Ce dialogue, cette conversation démocratique doit permettre à tout le monde de s'exprimer et dans un idéalisme tout habermassien laisser émerger une solution avantageuse pour la majorité. Or, comme l'a lui-même démontré Jürgen Habermas dans son œuvre magistrale sur l'opinion publique, la parole qui est au cœur de ce processus a au fil des ans été confisquée par la manipulation de l'opinion publique dans les médias. C'est ce que Habermas a conceptualisé comme la féodalisation de l'espace public.

En fait, ce qui est clair comme de l'eau de roche c'est que la manipulation de l'opinion publique par des forces aussi variées que nombreuses est une constante de la vie en société. Il faut dire que le développement des réseaux sociaux et leur déploiement à une grande échelle n'ont fait qu'empirer la situation de la balkanisation des opinions et de la manipulation des esprits. Nous n'avons encore rien vu. Le développement de l'intelligence artificielle avec les prouesses de manipulation que cela permet rendra encore plus difficiles l'exercice de la démocratie et l'existence d'une société qui veut « faire société ». Quoi qu'il en soit, l'une des responsabilités les plus importantes de nos dirigeants politiques c'est de prendre soin de la parole et d'éviter ces jeux de manipulation d'une autre époque qui misent sur la crédulité et l'ignorance.

Parole, parole, parole

La parole est le lien essentiel du dialogue démocratique et social. La parole doit être utilisée avec soin et servir à faire société plutôt que d'être une arme utile pour gagner des combats idéologiques. Le gouvernement de la CAQ, comme plusieurs gouvernements précédents de tous les niveaux, n'a pas encore compris et intégré l'importance de la parole pour faire société en cette ère de médias sociaux et d'intelligence artificielle. À l'exemple des Neandertal, il utilise la parole comme une arme d'un combat idéologique. Il n'a pas hésité à camoufler la vérité pour mousser sa popularité après de publics préidentifiés. Jamais l'idée d'un troisième lien n'a été validée par des experts et sa nécessité n'a jamais été prouvée. Il faut se réjouir du recul de ce gouvernement sur cette question, mais il faut aussi s'inquiéter des conséquences de l'utilisation de la parole politicienne qui vise à tromper, cela met à risque tout effort de tous pour bâtir société ou faire société ensemble. C'est ce que donne comme résultat une parole instrumentalisée...



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