Une nouvelle importante a fait surface dans l'espace public
canadien la semaine dernière. Le ministre de l'Immigration, Sean Fraser, a fait
connaître à la population canadienne les cibles d'immigration du gouvernement
Trudeau pour les prochaines années. Le
gouvernement fédéral compte rehausser ses cibles annuelles d'immigration
économique et souhaite accueillir 500 000 nouveaux résidents permanents
dès 2025, un chiffre qui représenterait un record historique.
Le ministre a dévoilé les grandes lignes
de son plan lors d'une conférence de presse dans une usine de North York, en
Ontario, l'idée étant de faire valoir que l'immigration est « essentielle » à
la croissance économique du pays. La cible de cette année est établie à 431 000 nouveaux
résidents permanents. Le plan triennal prévoit d'importantes augmentations dès
l'année prochaine. En 2023, la cible passera à 465 000, puis à 485 000 en 2024,
avant d'atteindre 500 000 en 2025. Réflexions sur une annonce lourde de sens.
Accueillir sans se travestir
Si nous pouvons être d'accord avec le juriste
français du XVIe siècle Jean Bodin qui écrivait dans Les Six Livres de la République en 1576
« qu'il n'y a richesse ni force que
d'hommes. [...] Il ne faut jamais craindre qu'il y ait trop de sujets, trop de
citoyens. » On peut néanmoins comprendre que la démographie fait foi de tout
dans la vie des humains et que celle-ci « dicte le destin de l'histoire et les
mouvements de population en sont le moteur. » (Samuel Huntington, le Choc des civilisations, Paris, Odile
Jacob, 1996.)
Comme Canadien, mais surtout comme Québécois, nous pouvons
déplorer que cette décision du gouvernement Trudeau ait été prise sans
réflexions et sans débats. Il est vrai que nous devons faire preuve de
générosité dans notre volonté d'accueillir les autres. La planète malgré les
découpages artificiels des frontières hérités du traité de Westphalie ne nous
donne pas obligatoirement un droit de vie ou de mort sur les autres humains. En
contrepartie, on ne peut bouleverser la démographie d'un pays en triplant son
nombre en cinquante ans sans s'interroger sur les conséquences au sein de notre
pays et de sa population. Cent millions d'habitants ne feront pas du Canada un
meilleur pays. Cela mérite que l'on s'attarde à l'origine de cette politique et
à cette initiative du siècle.
Initiative du siècle
Mais
d'où vient cette idée qui a mené le gouvernement Trudeau à faire cette annonce
qui semble sortie de nulle part. Je vous le donne en mille. Cela provient d'un
groupe canadien-anglais de Toronto regroupant des libéraux, des journalistes qui
font la promotion de L'Initiative du Siècle.
Une vision qui veut faire du Canada, d'ici 2100, un pays de 100 millions
d'habitants qui œuvrent ensemble à la réalisation de son immense potentiel. Les
promoteurs de cette initiative écrivent sur leur site Web que : « Nous
voulons voir le Canada s'affirmer comme un phare pour le monde, une terre qui
valorise l'ambition et l'innovation, qui exploite pleinement ses talents et sa
diversité et dont la prospérité étendue à tous sert d'exemple à la planète
entière. Nous nous donnons pour mission d'assurer au Canada une prospérité
durable par une croissance démographique proactive et raisonnée. Nous menons
des activités de recherche et d'information, nous offrons aux Canadiens des
occasions de dialoguer et nous contribuons à l'élaboration de politiques et de
solutions. Notre action repose actuellement sur cinq piliers :
l'immigration, le développement urbain, l'emploi et l'entrepreneuriat,
l'éducation et l'aide à la petite enfance. Nous tendons activement la main à
d'autres organismes pour produire des résultats. L'Initiative du Siècle réunit des Canadiens résolus à assurer la
prospérité à long terme du pays. »
Voilà le baratin. Pourtant, de nombreux experts remettent en
question le lien entre prospérité économique et population plus nombreuse. On s'interroge
encore plus les liens entre une croissance forte de la population d'un pays et
la justice sociale. Sans compter les effets délétères sur la culture déjà
présente. Au Canada, cela a de graves conséquences notamment sur l'équilibre
entre la présence d'une culture francophone et bien entendu sur la question du
Québec et de sa place au Canada. Tout cela sans le moindre débat et par un
gouvernement minoritaire en plus. Il est temps que les vrais démocrates se
lèvent et que nous acceptions de débattre de la question de l'immigration sans
jeter à la figure des uns et des autres les injures faciles de racisme et de
xénophobie. Le Canada a beau vouloir devenir un État postnational où ses résidants
n'auraient aucune attache, aucune racine si ce n'est leur humanité, mais cela
n'est pas aussi simple. Il n'y a qu'à dresser l'oreille et entendre ce qui se
passe en Europe pour s'en convaincre. La question des seuils d'immigration tant
au Canada qu'au Québec dépasse les enjeux économiques. On parle plutôt de
l'idée même de former un pays, une communauté nationale. Cela commande une
conversation plus importante qu'un simple point de presse d'un ministre à
Toronto, me semble-t-il.
Le Québec et le Canada
Je n'ai même pas abordé la question du Québec encore. Pour cette
société francophone engloutie dans une masse d'anglophones en Amérique du Nord,
ce n'est pas une bonne idée de la placer devant le choix impossible, digne des Choix de Sophie, de choisir entre sa disparition culturelle ou sa minorisation
institutionnelle au Canada. C'est un choix politique que fait Justin Trudeau de
contribuer à la Louisianisation du Québec. J'ai peine à croire qu'il puisse
faire une telle chose, lui qui est aussi québécois que nous.
Ce serait une erreur de faire de ce débat sur l'avenir du Canada une
lutte politique entre le Québec de Legault et le Canada de Trudeau. Cela
dépasse cet enjeu qui, ma foi, m'apparaît trivial devant l'enjeu de l'objectif
de l'initiative du siècle qui veut faire du Canada un pays plus populeux que la
France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et de plusieurs autres pays de
démocratie libérale.
Bien sûr, les discours, à la limite de la xénophobie de nos
intellectuels nationaleux comme Mathieu Bock-Côté ne manqueront pas de se faire
entendre et vont nourrir l'idée que le Québec s'oppose à ces seuils parce
qu'ils sont de vilains racistes. Derrière le discours à l'apparence généreuse
de ces nationalistes de la francisation et de l'intégration, il y a cette idée
qu'il ne faut pas que les Canadiens français de souche soient déclassés en
nombre sur le territoire du Québec. Mathieu Bock-Côté l'a écrit noir sur blanc
dans sa chronique dans le Journal de
Montréal du 3 novembre dernier intitulé La noyade s'accélère : « Le
Québec est une nation, et n'a d'avenir
que dans la mesure où la majorité historique francophone qui le compose
conserve une nette prépondérance démographique. C'est seulement ainsi qu'elle
peut parvenir à franciser les immigrés. »
Il faut rappeler les sages paroles du philosophe
grec Aristote qui dans L'éthique à Nicomaque disait que
« Dix hommes ne sauraient faire une cité ; mais dix fois dix mille n'en
seraient pas une non plus. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, IVe siècle
av. J.-C.)
On ne peut bâtir un pays prospère, juste et florissant sur
l'immigration. Surtout, il conviendrait de faire un peu de ménage dans notre
maison avant de penser à accueillir plus de gens notamment en matière de droits
nationaux pour les Acadiens, les Québécois et pour les peuples des Premières
nations. Le Canada a des devoirs à faire et des débats à mener avant de faire
preuve d'autant de générosité envers tous les errants de la terre. Un pays ne
peut devenir un grand pays que sur la loi du nombre...