À quelques jours du scrutin américain pour se choisir un
nouveau président, le temps est bien choisi pour chercher à comprendre ce qui
fonde le malaise profond que nous retrouvons dans la démocratie américaine. Il
est vrai que le phénomène Trump y joue un grand rôle. Les exactions de ce
personnage sont sans limites. Imaginez un candidat à la présidence américaine qui
discute pendant de longues minutes des attributs des organes génitaux du
golfeur étoile Arnold Palmer, et je passe sous silence ce que Trump a déclaré
au sujet de son opposante Kamala Harris concernant les éléments qui ont pu
faciliter sa carrière.
Amateur de l'émission Quelle époque sur le réseau TV5
de l'animatrice Léa Salamé, j'ai été happé par le passage de la femme politique
française, plusieurs fois ministres sous divers présidents, Roselyne Bachelot,
qui est venue nous parler de son dernier livre publié il y a quelques semaines
chez l'éditeur Plon : sacrés
monstres. Macron, Le Pen, Mélenchon, Chirac, Sarkozy. J'ai adoré ce livre
d'autant plus que j'y ai retenu une citation qui m'est apparue comme
l'explication la plus convaincante de l'état de situation des démocraties en
Occident. Bachelot écrit : « L'autorité est vécue comme une offense, le
savoir comme une agression, la compétence comme une imposture. » Eurêka, c'est là
l'éclaircissement du malaise que nous retrouvons dans les démocraties
aujourd'hui. Explications.
Mise en bouche...
Dans un monde en constante mutation, marqué par des
transformations socioculturelles et technologiques, les relations entre l'individu
et des notions telles que l'autorité, le savoir et la compétence connaissent
une reconfiguration significative. Ce phénomène se traduit par une perception
de plus en plus négative des figures d'autorité, du savoir académique et des
compétences professionnelles, les rendant souvent suspectes et contestées. Dès
lors, il est légitime de se demander pourquoi l'autorité est vécue comme une
offense, le savoir comme une agression et la compétence comme une imposture.
Trois éléments clés sont convoqués au banc de ma démonstration.
D'abord l'autorité...
Au fil des décennies, l'autorité a souvent été synonyme de
respect et de légitimité. Toutefois, la postmodernité a engendré une crise de l'autorité,
surtout dans les institutions traditionnelles telles que la famille, l'école,
et l'État. Les figures qui étaient autrefois respectées sont désormais remises
en question, voire rejetées. Ce phénomène peut s'expliquer par plusieurs
facteurs. Tout d'abord, l'accès à l'information a radicalement changé la donne.
Grâce à Internet et aux réseaux sociaux, chacun peut désormais émettre son avis
et chercher des sources alternatives. Cela entraîne une contestation des
vérités établies. Par exemple, les enseignants, longtemps considérés comme les
dépositaires du savoir, peuvent se heurter à des élèves qui doutent de leur légitimité
et qui préfèrent se fier à des contenus en ligne.
Ensuite, cette déconstruction de l'autorité s'accompagne d'une
individualisation du rapport au savoir et à la vérité. Chaque individu devient
expert de sa propre expérience, arguant que sa perception du monde est aussi
valide que celle des figures autorisées. Cette attitude peut mener à une
défiance, voire à une hostilité, à l'égard de l'autorité. Lorsque l'autorité
est perçue comme une atteinte à la liberté individuelle, elle devient une
offense. Tout acte autoritaire est alors ressenti comme une imposition, une
tentative de contrôle sur les pensées et les actions.
Puis, la crise du savoir...
Parallèlement à la déconstruction de l'autorité, le savoir,
souvent considéré comme une source d'émancipation, est désormais vécu comme une
agression. Ce phénomène découle de la manière dont le savoir est dispensé et de
la façon dont il est perçu par les individus. En effet, dans un contexte où la
connaissance est devenue accessible à tous, il existe une tension entre le
savoir académique et le savoir populaire. Beaucoup voient dans les institutions
de savoir - universités, écoles - des bastions d'un savoir élitiste et
déconnecté des réalités quotidiennes.
À cela s'ajoute la vitesse à laquelle les connaissances
évoluent. Dans certains domaines, comme la technologie ou la médecine, les
informations peuvent rapidement devenir obsolètes. Ce constat peut provoquer un
sentiment d'angoisse chez certains, qui se retrouvent devant des affirmations
prétendument scientifiques qui semblent, au fond, inaccessibles ou
contradictoires. Cette confusion engendre une méfiance envers les experts, qui
sont accusés de ne pas toujours maîtriser les informations qu'ils transmettent.
Par conséquent, le savoir persiste à être perçu comme une agression, une
manœuvre visant à imposer des normes et des pratiques qui ne tiennent pas
compte des réalités de chacun.
Enfin, il est crucial de considérer le rôle des mécanismes
de validation dans ce contexte. Les personnes au pouvoir, en particulier dans le
milieu académique et professionnel, sont souvent voisines de conflits
d'intérêts, ce qui jette le doute sur l'authenticité du savoir qu'elles
véhiculent. Les scandales autour de la publication de recherches orientées ou
la manipulation des résultats démontrent que le savoir, loin d'être une simple
vérité, est parfois façonné par des intérêts particuliers. Cela a pour effet
d'accroître la fracture entre le savoir officiel et les savoirs alternatifs,
renforçant l'idée que le savoir peut être une agression qui vise à dominer
plutôt qu'à libérer.
Enfin, le syndrome de l'imposteur...
Il y a un grand malaise aujourd'hui dans nos sociétés face
aux compétences. Dans cette dynamique, la compétence, au
lieu d'être synonyme de confiance et d'expertise, est souvent vécue comme une
imposture. Ce sentiment découle, en partie, de l'obsession contemporaine pour
l'apparence et la performance. De nombreux professionnels ont l'impression que,
malgré leurs qualifications et leur expérience, leur valeur est
systématiquement remise en question. Dans un monde où chacun semble avoir son
mot à dire et où la viralité des contenus prend le pas sur la profondeur des
analyses, les compétences se voient souvent relativisées.
La notion d'imposture est renforcée par le phénomène du « syndrome
de l'imposteur », où des individus qualifiés doutent de leur légitimité et se
perçoivent comme des fraudeurs. Cela peut s'expliquer par la comparaison
constante qui est alimentée par les réseaux sociaux, où les succès des autres
sont souvent mis en avant. Dans cette atmosphère de compétition et d'exigence,
la compétence est ainsi dévalorisée, car elle est vue comme un simple ensemble
de cases à cocher, sans véritable valeur intrinsèque.
Ce malaise devant la compétence peut également être lié à
une certaine frilosité face à l'autorité. Les a priori négatifs à l'égard des
figures compétentes alimentent un cycle de méfiance chronophage où même les
personnes véritablement compétentes ne peuvent pas échapper à la suspicion.
Cela peut conduire à une impasse où les compétences ne sont plus reconnues et
où chaque individu se retrouve à la place d'un éternel apprenti, incertain et
méfiant.
Trump est le canari
dans la mine pas la cause...
Si je
reviens à cette idée exprimée au début de cette chronique que les exactions de
Trump contre le savoir-vivre démocratique sont incroyables, il n'en demeure pas
moins que cela n'est pas à mon avis la cause de la déliquescence démocratique
des États-Unis et de plusieurs autres démocraties en Occident. Trump c'est le
canari dans la mine. Les causes sont plus profondes. Elles reposent sur nos
conceptions contemporaines de l'autorité, du savoir et de la compétence.
Cela
témoigne de changements profonds dans l'imagination collective et dans
l'évolution du contexte socioculturel. L'autorité est souvent vécue comme une
offense, car elle est perçue comme une imposition d'un pouvoir déconnecté des
réalités individuelles. Le savoir, quant à lui, est vu comme une agression,
tant il peut apparaître comme un instrument de domination, loin des vérités
vécues. Enfin, la compétence, malgré son importance indéniable, est souvent
perçue comme une imposture, soumise aux dynamiques d'une société en quête de
validation.
Pour en
finir avec les Trump de ce monde, il est essentiel d'ouvrir le débat sur ces questions
et de réinterroger les valeurs et les systèmes qui sous-tendent notre rapport à
l'autorité, au savoir et à la compétence. Cela nécessite un effort collectif
pour recréer un environnement où ces notions sont redimensionnées, tant comme
des outils d'émancipation que comme des leviers pour favoriser le dialogue et
la co-construction de la connaissance. La reconquête de la confiance envers
l'autorité, le savoir et la compétence doit passer par une réconciliation avec
ces concepts, réaffirmant leur valeur sans pour autant renier les expériences
vécues et les récits personnels qui font la richesse de chaque individu. C'est
la tâche à accomplir pour éviter de vivre dans des démocraties en dérive...