C'est l'écrivain français Paul Valery qui a écrit un jour que : « L'Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L'histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. »
Et bien si l'on ne peut complètement donner tort à Paul Valery, il existe des exemples qui font la démonstration du contraire. C'est notamment le cas de l'ensemble des ouvrages d'un historien qui fut jadis mon professeur à qui on a rendu hommage à sa mémoire la semaine dernière à l'Université de Sherbrooke : le professeur Jean-Pierre Kesteman. Dans cette chronique je veux à mon tour rendre hommage à cet homme qui a contribué à la formation de mon esprit critique. Plongée dans l'univers étonnant d'un québécois d'origine belge et avant tout amant de la région des Cantons de l'Est.
Hommage à la mémoire de Jean-Pierre Kesteman
Jean-Pierre Kesteman en aurait été fier. L'hommage à sa mémoire a été l'initiative du comité organisateur du Xe colloque des étudiantes et des étudiants de 2e et 3e cycles en histoire de l'Université de Sherbrooke. Voici ce qu'en disait le comité organisateur dans le programme de l'événement « Histoire et temporalité » : « le département d'histoire ayant perdu l'un de ses grands professeurs en octobre 2016, nous avons décidé de présenter un hommage au regretté Jean-Pierre Kesteman. Nous remercions du fond du cœur celles et ceux qui ont rendu cette commémoration possible, en particulier Guy Laperrière avec qui nous avons travaillé en étroite collaboration. »
Cher comité organisateur, vous pouvez dire mission accomplie. L'hommage rendu à la mémoire de Kesteman a été fort bien réussi. Lors de cet événement, nous avons retrouvé de jeunes étudiantes et de jeunes étudiants qui nous ont dit la pertinence des travaux historiques de Jean-Pierre pour leurs préoccupations de recherche. D'anciens collègues comme la professeure Micheline Dumont, les professeurs Guy Laperrière et Peter Southam nous ont brossé un portrait juste et élogieux de Jean-Pierre Kesteman. L'historienne en art, Monique Nadeau-Saumier, nous a pour sa part révélé un Kesteman romancier et amateur de peintures notamment du mythique groupe des sept Canadiens. Jusqu'au muraliste Serge Malenfant de l'organisme M.U.R.I.R.S qui est venu rendre hommage à ce grand historien de chez nous. Félicitations à tous les organisateurs. Cela me rend très fier d'être un ancien du département d'histoire de l'Université de Sherbrooke. Endroit où j'ai passé les plus belles années de ma vie.
Le départ d'un mentor
J'ai appris le 26 octobre 2016 le décès du professeur émérite Jean-Pierre Kesteman. Il fut mon professeur d'antiquité au département d'histoire de l'Université de Sherbrooke. Il m'a aussi fait découvrir le marxisme et V. Gordon Childe et ses concepts de révolution urbaine et de révolution néolithique. Il m'a aussi fait découvrir l'histoire du Canada sous des aspects neufs. La lecture de l'histoire canadienne de Jean-Pierre n'était pas banale. Plutôt que l'affrontement entre Français et Anglais, il nous décrivait la lutte des factions bourgeoises au sein de ce pays naissant. Le nationalisme était l'un des vecteurs de cet affrontement.
Jean-Pierre m'a aussi initié à l'histoire régionale et à l'histoire de Sherbrooke comme bien d'autres qui furent ses étudiantes et ses étudiants. C'est sous ses conseils que j'ai entrepris un long travail sur la municipalisation de l'électricité à Sherbrooke alors que j'étais étudiant au doctorat à l'UQAM avec Paul-André Linteau. J'avais à peine ébauché le sujet que Jean-Pierre en avait fait un livre. Il a aussi exploré le monde des médias au 19e siècle avec sa thèse sur l'histoire du journal Le Progrès et ses écrits sur le journal Le Pionnier, deux concurrents féroces à l'époque.
Une œuvre colossale
On retiendra surtout de lui sa colossale œuvre sur l'histoire de la ville de Sherbrooke qu'il a publiée pour le bicentenaire de la ville et dont l'ex-maire Jean Perrault était si fier. Jean-Pierre a beaucoup écrit sur la région des Cantons de l'Est, dont son ouvrage rédigé en collaboration avec Peter Southam sur l'histoire des Cantons de l'Est publié dans la collection de l'Institut québécois de recherche sur les régions (IQRC).
L'un des coauteurs, le professeur Peter Southam, a rappelé lors de son intervention en mémoire de Jean-Pierre, le débat épique sur la délimitation géographique de la région des Cantons de l'Est avec des représentants du Centre-du-Québec. Ce livre est une œuvre majeure en histoire des régions.
Il a aussi publié de nombreux ouvrages sur l'histoire des Cantons de l'Est et sur Sherbrooke comme son histoire de la ville électrique, sur l'industrie des pâtes et papiers et sur le journal Le Progrès, un hebdomadaire de Sherbrooke du 19e siècle en lutte avec Le Pionnier, ancêtre de La Tribune que nous connaissons aujourd'hui.
Sa thèse de doctorat est incontournable pour qui veut comprendre la différenciation de la bourgeoisie canadienne au début de la révolution industrielle. Celle-ci prend appui sur l'analyse de la rivalité entre le capital américain naissant et le vieux capital issu de la Grande-Bretagne. On y voit l'influence de l'école des annales et des concepts de l'historiographie marxiste tout en plongeant dans l'univers de l'histoire urbaine. Une œuvre colossale.
Un mentor et un bourreau de travail
Jean-Pierre Kesteman était une force de travail herculéenne. Une plume vive, alerte et toujours passionnante à lire. Un pédagogue hors pair et un orateur de tout premier plan. Ces dernières années, il a toujours été un guide avisé pour moi dans mes écrits plus académiques. Je me rappelle encore sa générosité à commenter mes hypothèses pour une communication scientifique que j'ai faite à Montpellier en France il y a une dizaine d'années. Dans mes réflexions sur mon second projet de thèse de doctorat portant sur l'échec de l'accord du lac Meech, il a aussi été disponible pour me faire part de ses observations.
J'aimais beaucoup cet homme qui a contribué au développement de mon esprit critique. Au fil des ans, mon mentor est devenu un ami. Vous savez le genre d'ami qui est toujours là et que nous croyons éternel. La réalité vient de me rattraper. Jean-Pierre Kesteman n'est plus. J'espère que le comité de toponymie de notre ville trouvera rapidement une façon de commémorer le passage parmi nous de ce Belge profondément sherbrookois. Il nous laisse un grand héritage. Jean-Pierre Kesteman nous a appris à toutes et à tous que l'histoire s'écrit avec un grand H. S'il y a quelqu'un qui mérite une chronique dans un journal qui a pour territoire l'Estrie, c'est bien le professeur Jean-Pierre Kesteman. Ce fut sans conteste l'un des grands historiens des Cantons de l'Est...