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L’histoire des autres

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Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 9 septembre 2020

Ce matin, je dois revenir sur ma chronique du 8 juillet dernier intitulée : Le grand déboulonnage. L'actualité récente m'y oblige en quelque sorte. Il s'agit de l'acte de vandalisme ou de désobéissance civile, selon le point de vue, qui a mené au déboulonnage du monument érigé en la mémoire de l'ancien premier ministre du Canada John A. Macdonald.

Le consensus semble assez fort pour s'entendre que la société de droits que nous devons être ne peut laisser des groupes, quel qu'ils soient et nonobstant la justesse de la cause défendue, faire la justice en notre nom. Pourtant, une fois cela dit, il apparaît urgent de nous rappeler que la mémoire n'est pas l'histoire et que l'histoire est un récit qui prend toujours pour les vainqueurs. Dans cette perspective, remettre en question les symboles et les mythes hérités de notre passé peut être une source de réflexion sur ce que nous sommes aujourd'hui. Si les faits historiques sont têtus, il n'en demeure pas moins que leur interprétation et leur mise en récit témoigne des questionnements d'aujourd'hui et des nouvelles sensibilités de notre époque. Réflexion libre sur l'histoire et son usage par les collectivités et les groupes sociaux.

L'histoire n'est pas la mémoire

D'entrée de jeu, il faut définir les termes. La mémoire n'est pas l'histoire. Les monuments, les places, la toponymie ont moins à voir avec la connaissance de notre histoire, même si l'une n'est pas étrangère à l'autre. Depuis les travaux du sociologue français, Maurice Halbwachs sur les cadres sociaux de la mémoire, nous savons « que toute communauté organisée engendre une mémoire qui est la sienne propre. Ayant analysé, dans ses premiers travaux, différents types de groupe (le cercle familial, la classe sociale, la profession, l'institution), il a montré que leurs membres produisent, puis partagent un ensemble commun de souvenirs. [L'individu] serait capable, explique-t-il, à certains moments de se comporter simplement comme le membre d'un groupe qui contribue à évoquer et entretenir des souvenirs impersonnels, dans la mesure où ceux-ci intéressent le groupe. » (Maurice Halbwachs, La mémoire collective)

L'historien français Pierre Nora dans les lieux de mémoire a bien montré le lien entre histoire et mémoire dans la configuration des paysages mentaux et réels de la France contemporaine. Un autre historien français Maurice Agulhon a aussi fait la démonstration dans son étude sur les figures républicaines, dont Marianne, que de 1789 à nos jours, le symbole de ce buste de femme, coiffé du bonnet phrygien, n'a cessé d'évoluer au fil des régimes politiques successifs et selon l'évolution des mentalités de la société française. Selon Agulhon, Marianne a eu un rôle d'unificateur de la nation par une large diffusion de son symbole : statues dans les grandes villes, places publiques de villages, monnaies et timbres. Bref, il est facile d'être convaincu que les symboles, les statues, les monuments, les places publiques participent à la vie des idées d'une communauté. Il n'est pas rare comme le note le sociologue Frédérick Guillaume Dufour que l'histoire puisse être prise en otage des débats publics que ce soit par les pouvoirs publics ou encore par des groupes qui dénoncent l'hégémonie de ce pouvoir. Dans le contexte du développement d'une discipline historique liée à une forme de nationalisme ontologique et épistémologique, « l'autonomie de la discipline historique face aux exigences des pouvoirs publics est toujours à risque. Si l'histoire est fréquemment mobilisée par des organisations sociales nationalistes, elle peut aussi l'être par des acteurs et des organisations qui attribuent eux aussi des motivations nationalistes ou racistes à des actions des décisions ou des politiques, mais dans une perspective qui se veut antiraciste ou anticoloniale. » (Frédérick Guillaume Dufour, La sociologie du nationalisme. Relations, cognition, comparaisons et processus, Coll. : « Politeia », Québec, Presses de l'Université du Québec, 2019, p. 219)

Il existe toujours une tension entre la mémoire et l'histoire et ce dont on se souvient n'a pas toujours rapport avec ce qui a été.

Le cas de John A. Macdonald

Dans l'affaire John A. Macdonald, il est clair que ce symbole hérité de notre passé pose problème à bien des gens, à commencer par les descendants des Canadiens français. Il faut rappeler que c'est cet homme qui a pendu Louis Riel, chef des métis et qui comparait les Canadiens français à des chiens qui aboient. On ne peut s'étonner que le projet colonial canadien devenu le Canada chéri par tous ces partisans du multiculturalisme et de la diversité soit une réalisation qui a à son crédit l'effacement des Premières Nations et de leur culture, des Acadiens et de leur culture ainsi que des Canadiens français et de leur culture. En prime, c'était un projet fondamentalement patriarcal et raciste. C'est cela en partie l'histoire de la fondation du Canada, « le plus beau meilleur pays du monde » de l'ancien premier ministre canadien Jean Chrétien. Mais cela c'est l'histoire. Une histoire que l'on aime ou pas, mais qui est à la source des dysfonctionnements actuels de ce pays. En ce sens, déboulonner le grand architecte de cet échafaudage tombe sous le sens et  représente les sensibilités politiques d'aujourd'hui. Ce que je conteste c'est la manière de faire. Le récit de notre histoire doit s'appuyer sur des faits historiques que l'on peut démontrer. Il faut cependant se rappeler que l'interprétation de ces faits et sa mise en récit est loin de faire l'unanimité tant chez les historiens que parmi l'élite pensante des sociétés québécoise et canadienne. Faut-il s'en étonner ?

L'histoire et son écriture

En fait même si l'histoire est basée sur des faits vérifiables que l'on peut attester avec des documents écrits ou des sources orales traitées avec prudence, le récit historique et son écriture sera toujours un exercice périlleux mettant en présence une tension dynamique entre un moi de recherche s'attachant à l'objectivité et un moi pathétique cherchant à prouver ses thèses selon les mots du philosophe Paul Ricœur.

Cela m'amène à vous écrire que l'événement du déboulonnage qui a fait l'objet de nombreux commentaires dans l'actualité la semaine dernière ne fait pas exception à la règle. Nous avons retrouvé des intellectuels qui cherchaient à justifier l'héritage de Macdonald en prenant appui sur leur foi au fédéralisme canadien. D'autres ont rappelé le passé raciste envers les Canadiens français permettant de nourrir leur idéologie nationaliste. D'autres encore sont intervenus en faisant appel à la notion de désobéissance civile tout en rappelant que l'histoire est écrite par les vainqueurs et qu'elle efface les femmes, les minorités racisées et généralement les plus démunis. Les politiciens sont généralement intervenus avec prudence notamment la mairesse de Montréal Valérie Plante qui a appelé à une réflexion en profondeur sur nos objets de mémoire en réunissant notamment des historiens pour favoriser la discussion. Je suis en accord avec une telle approche.

Il faut dire néanmoins que le principal obstacle à trouver une voie plus consensuelle c'est de s'entendre sur ce que nous sommes et qu'importe ce que nous sommes devenus aujourd'hui, nous sommes les héritiers d'un passé qui mérite d'être connu et célébré tout en étant mis en contexte. Ce n'est pas en faisant de la grande majorité des Canadiens et des Québécois les symboles vivants d'un passé détestable que l'on pourra réussir à bâtir un meilleur vivre-ensemble. Il serait plus que temps que les groupes à l'avant-garde de ce combat pour l'égalité contre le racisme et pour la diversité cessent de considérer l'histoire du Québec et du Canada comme étrangère à la leur. Toutes les citoyennes et tous les citoyens de ce pays, qu'importe leur date d'arrivée parmi nous, ont voix au chapitre. Je veux bien les entendre, mais je souhaite de tout cœur qu'il cesse de considérer notre histoire comme l'histoire des autres...


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