Ce matin, je dois revenir sur ma chronique du 8 juillet
dernier intitulée : Le
grand déboulonnage. L'actualité
récente m'y oblige en quelque sorte. Il s'agit de l'acte de vandalisme ou de
désobéissance civile, selon le point de vue, qui a mené au déboulonnage du
monument érigé en la mémoire de l'ancien premier ministre du Canada John A.
Macdonald.
Le consensus semble assez fort pour s'entendre que la société de
droits que nous devons être ne peut laisser des groupes, quel qu'ils soient et
nonobstant la justesse de la cause défendue, faire la justice en notre nom.
Pourtant, une fois cela dit, il apparaît urgent de nous rappeler que la mémoire
n'est pas l'histoire et que l'histoire est un récit qui prend toujours pour les
vainqueurs. Dans cette perspective, remettre en question les symboles et les
mythes hérités de notre passé peut être une source de réflexion sur ce que nous
sommes aujourd'hui. Si les faits historiques sont têtus, il n'en demeure pas
moins que leur interprétation et leur mise en récit témoigne des
questionnements d'aujourd'hui et des nouvelles sensibilités de notre époque.
Réflexion libre sur l'histoire et son usage par les collectivités et les
groupes sociaux.
L'histoire n'est pas la mémoire
D'entrée de jeu, il faut définir les termes. La
mémoire n'est pas l'histoire. Les monuments, les places, la toponymie ont moins
à voir avec la connaissance de notre histoire, même si l'une n'est pas
étrangère à l'autre. Depuis les travaux du sociologue français, Maurice
Halbwachs sur les cadres sociaux de la mémoire, nous savons « que toute
communauté organisée engendre une mémoire qui est la sienne propre. Ayant
analysé, dans ses premiers travaux, différents types de groupe (le cercle
familial, la classe sociale, la profession, l'institution), il a montré que
leurs membres produisent, puis partagent un ensemble commun de souvenirs. [L'individu]
serait capable, explique-t-il, à certains moments de se comporter simplement
comme le membre d'un groupe qui contribue à évoquer et entretenir des souvenirs
impersonnels, dans la mesure où ceux-ci intéressent le groupe. » (Maurice
Halbwachs, La mémoire collective)
L'historien français Pierre
Nora dans les lieux de mémoire a bien montré le lien entre histoire et mémoire
dans la configuration des paysages mentaux et réels de la France contemporaine.
Un autre historien français Maurice Agulhon a aussi fait la démonstration dans
son étude sur les figures républicaines, dont Marianne, que de 1789 à nos
jours, le symbole de ce buste de femme, coiffé du bonnet phrygien, n'a cessé d'évoluer
au fil des régimes politiques successifs et selon l'évolution des mentalités de
la société française. Selon Agulhon, Marianne a eu un rôle d'unificateur de la
nation par une large diffusion de son symbole : statues dans les grandes
villes, places publiques de villages, monnaies et timbres. Bref, il est facile
d'être convaincu que les symboles, les statues, les monuments, les places
publiques participent à la vie des idées d'une communauté. Il n'est pas rare
comme le note le sociologue Frédérick Guillaume Dufour que l'histoire puisse
être prise en otage des débats publics que ce soit par les pouvoirs publics ou
encore par des groupes qui dénoncent l'hégémonie de ce pouvoir. Dans le
contexte du développement d'une discipline historique liée à une forme de
nationalisme ontologique et épistémologique, « l'autonomie de la discipline
historique face aux exigences des pouvoirs publics est toujours à risque. Si l'histoire
est fréquemment mobilisée par des organisations
sociales nationalistes, elle peut aussi l'être par des acteurs et des
organisations qui attribuent eux aussi des motivations nationalistes ou
racistes à des actions des décisions ou des politiques, mais dans une
perspective qui se veut antiraciste ou anticoloniale. » (Frédérick Guillaume
Dufour, La sociologie du nationalisme. Relations, cognition, comparaisons et
processus, Coll. : « Politeia », Québec, Presses de l'Université
du Québec, 2019, p. 219)
Il existe toujours une tension entre la mémoire et l'histoire
et ce dont on se souvient n'a pas toujours rapport avec ce qui a été.
Le cas de John A. Macdonald
Dans l'affaire John A.
Macdonald, il est clair que ce symbole hérité de notre passé pose problème à
bien des gens, à commencer par les descendants des Canadiens français. Il faut
rappeler que c'est cet homme qui a pendu Louis Riel, chef des métis et qui
comparait les Canadiens français à des chiens qui aboient. On ne peut s'étonner
que le projet colonial canadien devenu le Canada chéri par tous ces partisans
du multiculturalisme et de la diversité soit une réalisation qui a à son crédit
l'effacement des Premières Nations et de leur culture, des Acadiens et de leur
culture ainsi que des Canadiens français et de leur culture. En prime, c'était
un projet fondamentalement patriarcal et raciste. C'est cela en partie
l'histoire de la fondation du Canada, « le plus beau meilleur pays du monde »
de l'ancien premier ministre canadien Jean Chrétien. Mais cela c'est
l'histoire. Une histoire que l'on aime ou pas, mais qui est à la source des
dysfonctionnements actuels de ce pays. En ce sens, déboulonner le grand
architecte de cet échafaudage tombe sous le sens et représente les sensibilités politiques
d'aujourd'hui. Ce que je conteste c'est la manière de faire. Le récit de notre
histoire doit s'appuyer sur des faits historiques que l'on peut démontrer. Il
faut cependant se rappeler que l'interprétation de ces faits et sa mise en
récit est loin de faire l'unanimité tant chez les historiens que parmi l'élite
pensante des sociétés québécoise et canadienne. Faut-il s'en étonner ?
L'histoire et son écriture
En fait même si l'histoire est basée sur des faits
vérifiables que l'on peut attester avec des documents écrits ou des sources
orales traitées avec prudence, le récit historique et son écriture sera
toujours un exercice périlleux mettant en présence une tension dynamique entre
un moi de recherche s'attachant à l'objectivité et un moi pathétique cherchant
à prouver ses thèses selon les mots du philosophe Paul Ricœur.
Cela m'amène à vous écrire que l'événement du
déboulonnage qui a fait l'objet de nombreux commentaires dans l'actualité la
semaine dernière ne fait pas exception à la règle. Nous avons retrouvé des
intellectuels qui cherchaient à justifier l'héritage de Macdonald en prenant
appui sur leur foi au fédéralisme canadien. D'autres ont rappelé le passé
raciste envers les Canadiens français permettant de nourrir leur idéologie
nationaliste. D'autres encore sont intervenus en faisant appel à la notion de
désobéissance civile tout en rappelant que l'histoire est écrite par les
vainqueurs et qu'elle efface les femmes, les minorités racisées et généralement
les plus démunis. Les politiciens sont généralement intervenus avec prudence
notamment la mairesse de Montréal Valérie Plante qui a appelé à une réflexion
en profondeur sur nos objets de mémoire en réunissant notamment des historiens
pour favoriser la discussion. Je suis en accord avec une telle approche.
Il faut dire néanmoins que le principal obstacle à
trouver une voie plus consensuelle c'est de s'entendre sur ce que nous sommes
et qu'importe ce que nous sommes devenus aujourd'hui, nous sommes les héritiers
d'un passé qui mérite d'être connu et célébré tout en étant mis en contexte. Ce
n'est pas en faisant de la grande majorité des Canadiens et des Québécois les
symboles vivants d'un passé détestable que l'on pourra réussir à bâtir un
meilleur vivre-ensemble. Il serait plus que temps que les groupes à l'avant-garde
de ce combat pour l'égalité contre le racisme et pour la diversité cessent de
considérer l'histoire du Québec et du Canada comme étrangère à la leur. Toutes
les citoyennes et tous les citoyens de ce pays, qu'importe leur date d'arrivée
parmi nous, ont voix au chapitre. Je veux bien les entendre, mais je souhaite
de tout cœur qu'il cesse de considérer notre histoire comme l'histoire des
autres...