J'ai lu avec plaisir le roman de Giacomo Papi intitulé Le recensement des intellectuels de gauche
publié chez Grasset. Un roman qui est bien de notre époque. Il radiographie les
passions tristes de la politique contemporaine et nous plonge dans une
réflexion sur le populisme. Les personnages mis en scène par Papi évoluent en
Italie, mais ils auraient pu tout aussi bien être issus de France, du
Royaume-Uni et tout particulièrement à mon sens du Québec. Réflexion libre sur
la condition intellectuelle québécoise et canadienne.
Le
propos d'un roman
Dans
un talk-show comme il en existe beaucoup chez nous, le professeur Prospero se
trouve parmi de nombreux invités où se mêlent écrivains, chanteurs, sportifs et
comédiens, le professeur Prospero naïvement en réponse à une question cite le
philosophe Spinoza. Cela provoque un scandale sur le plateau. L'animateur sur
un ton grave lui répond que « ceci est un programme qui s'adresse aux familles,
et les gens qui ont trimé toute la journée ont le droit de se détendre sans se
sentir inférieurs. » Le public présent hue le professeur. Le ministre de l'Intérieur
présent sur le plateau tance le professeur Prospero en lui disant qu'il devrait
avoir honte de son élitisme. Les médias sociaux se déchaînent. Sur Twitter,
ghiolia 71 écrit « On t'aura enfoiré de mes couilles ». Rentrant chez lui le professeur Prospero est sauvagement assassiné à coup
de batte de baseball.
Cet événement servira de toile de fond à la mise en scène de
l'enquête de la fille du professeur Olivia qui cherchera à comprendre ce qui
s'est passé, elle qui vit au Royaume-Uni et qui a quitté l'Italie depuis
plusieurs années. Le ministre de l'Intérieur qui deviendra le premier ministre
de l'Intérieur qui était un collègue de classe d'Olivia lui fera part de
l'importance et de l'avantage électoral à honnir les écrivains, les intellectuels
et les penseurs. Pour protéger ces derniers de la violence du peuple, on
procédera au recensement des intellos de gauche et on réformera la langue
italienne en bannissant des milliers de mots des dictionnaires qui seront jugés
désormais trop compliqués pour le peuple. Mélange d'ironie, d'humour et de
critiques contre le populisme contemporain, ce roman rappelle à certains égards
1984 de George Orwell, mais le ton est léger et sarcastique. On s'amuse
à lire dans le cours du roman tous les mots qui sont bannis et les notes en bas
de page établissent un dialogue entre le lecteur et les censeurs. Un roman à
lire et riche de réflexion sur notre société.
Chez nous...
Au Québec, nous avons un héritage un peu bigarré par rapport
aux intellectuels. Il n'y a pas si longtemps, moins de 75 ans, nous avions
un premier ministre qui se faisait fort de faire à semblant qu'il était inculte
et qui avait popularisé l'expression « L'éducation c'est comme la boisson, il y
en a qui ne porte pas cela ». Sous le règne de Maurice Duplessis, il était de
bon ton de prêcher un antiintellectualisme primaire. Cela, d'autant que les
intellectuels de l'époque réunis autour du journal Le Devoir et de
quelques revues intellectuelles comme Cité libre ou le journal Le
Jour étaient des opposants déclarés au régime de Maurice Duplessis.
Dans la foulée de la Révolution tranquille, de la création
des Cégeps et du réseau des universités du Québec tout particulièrement l'UQAM,
on pourrait croire que l'antiintellectualisme primaire qui avait caractérisé le
régime de Duplessis était chose du passé et que dorénavant, il y avait place au
Québec pour une vie intellectuelle riche animée par des débats à la hauteur de
notre soif de connaissance. Or, si cela fut vrai à une certaine époque, on doit
se rendre à l'évidence que le mépris pour les intellectuels est toujours une
caractéristique importante du Québec d'aujourd'hui. Cela se manifeste dans le
sillage de la montée du populisme et de cette idée que nous sommes tous égaux au
point où les connaissances des uns et des autres ne peuvent faire le poids
devant les opinions de Joey le quidam.
Nous avons eu une manifestation probante durant la pandémie
que nous venons de vivre où les opinions des scientifiques étaient mises au
ballotage par celles et ceux qui faisaient leurs propres recherches sur le Web.
Les experts, les gens qui savent sont devenus des membres d'une élite qui était
aux premières loges d'un complot international visant à nous priver de nos
libertés les plus fondamentales. Je sais que cela est un phénomène très
marginal, néanmoins, on ne peut que s'étonner de constater que des discours si
peu sensés puissent avoir eu de la traction dans la société québécoise en ce
début du 21e siècle. Mon propos c'est de penser que cela était
possible grâce au terreau fertile d'une tradition d'intellectualisme qui est
présente au Québec.
Bannir les idées émergentes
Une autre manifestation de cet anti-intellectualisme
primaire peut observer sur les propos hargneux qui sont colportés par des
intellectuels envers ce qu'ils appellent la génération woke. Souvent des
gens plus jeunes, peu sensibles à la rhétorique nationaliste, ces jeunes qui
sont souvent issus de la diversité sont mis sur le banc des accusés pour leur
méconnaissance et leur insensibilité au Québec profond. Urbaine et résolument
internationaliste, cette jeune génération n'a que faire de nos vieux débats identitaires
et des souffrances de nos ancêtres alors qu'ils découvrent que cette société
d'opprimés a souvent été complice du sort réservé aux nations autochtones ou
encore envers différentes minorités. Malgré un discours fort enjolivé sur notre
volonté d'intégrer les gens issus d'ailleurs, ils ne peuvent que constater que
la discrimination existe toujours envers des gens racisés et tout
particulièrement envers les membres des nations premières qui habitent sur
notre territoire. Ils sont aussi un peu ébranlés par le fossé qui sépare nos
bonnes intentions pour lutter contre les changements climatiques et les gestes
concrets que nous posons comme société pour réduire les effets de ces
changements climatiques.
Devant ces interrogations, nous ne trouvons rien de mieux
que de condamner ces jeunes et la génération woke dans une hargne qui n'a
rien à envier aux thuriféraires de la chasse aux communistes d'une époque pas
si lointaine.
Bien sûr, je reproche aussi à ces jeunes de méconnaître des
pans importants de l'histoire du Québec et du Canada, de tourner parfois les
coins ronds dans leur rhétorique combative et d'avoir la condamnation facile.
Parfois même je trouve qu'ils se comportent comme les curés de mon enfance.
Cela dit, toutes les générations ont le devoir de vouloir changer le monde dans
lequel ils vivent et c'est leur destin que de condamner les vieilles croutes
qui les ont précédés. Mais tout cela pourrait se vivre mieux s'il n'y avait pas
au Québec cette vieille propension de haïr les idées et les intellectuels...