La longue campagne électorale que nous venons d'achever a
marqué le triomphe de notre premier politicien issu de la génération X, Justin
Trudeau. Il a beau être le fils d'un célèbre et honni personnage au Québec, il
n'en reste pas moins qu'il marque une transformation radicale de notre paysage
politique du point de vue générationnel.
Dans la même foulée, si l'on veut parler de ruptures, ce fut
la première campagne électorale fédérale sans la voix du plus grand chroniqueur
de tous les chroniqueurs, Pierre Foglia. Celui qui a inventé le genre si l'on
peut dire. Pierre Foglia a d'ailleurs pris congé de ses lecteurs dans une
chronique « très foglienne » le 28 février 2015 : « Bon, ben, voilà,
c'est dit. Arrêtez de m'achaler avec ça. Mon collègue et ami Ronald King, lui
aussi à la retraite depuis l'automne dernier, m'avait bien averti : surtout,
ne leur fais pas de chronique d'adieu. Les chroniques d'adieu sont ridicules,
ou pathétiques, je ne sais plus si son courriel disait ridicules ou
pathétiques. Anyway. Ceci n'est pas une chronique d'adieu, d'ailleurs, je ne
m'en vais pas complètement. Je reste un peu. » La Presse, 28
février 2015.
Foglia
l'irrévérencieux parle de 1984...
Mieux encore, Foglia nous a quittés en nous
parlant de littérature et de listes dont il ne veut plus qu'on l'achale avec,
mais de tous les auteurs et de toutes les œuvres dont il aurait pu nous parler,
de quoi nous parle-t-il? Du roman de Georges Orwell 1984 :
« Vous
vous rappelez les glauques premières pages? Winston Smith, le héros, rentre
chez lui. Il habite au septième et l'ascenseur est en panne. À chaque palier,
une immense affiche montre un homme d'environ 45 ans "aux traits accentués et
beaux". Big Brother vous regarde, dit l'affiche. Vous vous rappelez la fin
encore plus glauque? La victoire absolue de Big Brother : la balle
longtemps attendue pénètre dans la nuque de Winston Smith. Une balle bien
inutile, puisque la lutte était terminée, Winston avait remporté une grande
victoire sur lui-même, IL AIMAIT BIG BROTHER.
Si, au lieu de
1984, le titre était 2015, ce pourrait être, sur l'affiche, la photo de Harper,
ou celle de Couillard, ou celle de Poutine, ou celle d'Obama, ou de celui-là,
du Venezuela, j'oublie son nom. Mais non, je n'exagère pas. C'est un roman sur
quoi, 1984? Ça parle de quoi?
Ça parle du
contrôle de la réalité. C'est un roman sur deux et deux font cinq. Sur la
liberté, c'est l'esclavage. Sur la guerre, c'est la paix (et la sécurité). Sur
l'ignorance, c'est la force... C'est un livre d'une effrayante actualité. Je vous
félicite, pour de vieux lecteurs, vous n'aurez jamais été aussi... actuels. »
On aurait bien remplacé le nom de Harper par celui
de Trudeau. Pour Foglia, ça aurait été du pareil au même. Il aurait dégonflé
rapidement notre ballon d'espoir et de discours de renouveau que suscite
l'actuelle lune de miel avec le jeune premier ministre. Est-ce de la lucidité
ou le plaisir de dire le contraire de ce nous vivons ensemble en troupeau?
Foglia l'insolent
Ceux qui comme moi s'ennuient du verbe de Pierre Foglia, comme
thérapie je propose de lire l'excellent livre du professeur Marc-Francois
Bernier du département de communication de l'Université d'Ottawa. Dans un récit
« bio-biblio-chroniquo-graphique », un genre inédit qui mêle la
biographie intellectuelle et le florilège d'insolences sous forme de citations
de divers extraits des chroniques de Pierre Foglia. L'auteur nous livre un
Foglia insolent en pur plaisir de 353 pages. (Marc-Francois Bernier, Foglia l'insolent, Montréal,
Gallimard-Édito, 2015, 353 p.)
Ambitieux exercice qui témoigne d'une fréquentation assidue de
toutes les chroniques de Foglia, Marc-Francois Bernier cherche à insérer dans
notre histoire culturelle l'œuvre de Pierre Foglia. Ce même Foglia qui
revendique parfois son inscription dans le nouveau journalisme des années
1960 : « Il est contemporain de cette réinvention du journalisme,
avec de nouvelles formes d'écritures et de narration, où le reportage factuel
se fond parfois dans la fiction, la frontière étant souvent brouillée... Foglia
est vraisemblablement le seul chroniqueur à avoir inspiré autant de
journalistes pendant plus de quarante ans. Grâce à lui, la parole
journalistique s'est libérée dans ce Québec coincé où il arrive en 1963. »
(Marc-François Bernier, Foglia l'insolent,
Montréal, Gallimard-Edito, 2015, pp. 11 et 12)
Un réel plaisir de lire ce Foglia en concentré sur des
thèmes aussi divers que la morale, le cyclisme, l'indépendantisme, le mouvement
olympique, la littérature, les sports professionnels, la justice sociale, la
pauvreté, la politique, sa fiancée et ses chats. Du plaisir concentré.
Pour vous en donner un aperçu, je me suis amusé à quérir
dans ce livre des citations de Foglia que j'ai jugé les plus à propos en
rapport avec les thèmes abordés lors de la dernière campagne électorale. Le
résultat est étonnant. C'est comme ressusciter une voix absente parmi les morts.
Foglia et la
dernière campagne électorale : quelques thèmes marquants
La crise des migrants
et le ministre Chris Alexander
« Et c'est
toujours la même histoire de stricte application de la Loi de l'Immigration, la
même histoire d'agents de l'immigration qui font leur travail, rien que leur
travail, et se conduisent néanmoins comme des trous d'cul parce que la loi et
le règlement les autorisent et même les encouragent à se conduire comme des
trous d'cul, ce qu'ils font avec zèle et intelligence parce qu'au fond, ce sont
effectivement des trous d'cul. » (2008) (Marc Francois Bernier, op. cit. p. 48)
Sur le niqab
« N'en déplaisent
(sic) aux hystériques du multiculturalisme et aux curés de l'école fourre-tout,
il est des retours en arrière qui sont un grand pas en avant. Péguy était plus
moderne au début de l'autre siècle que les parents qui envoient aujourd'hui
leurs enfants à l'école avec un kirpan ou un voile. Péguy disait en 1902 que
les enfants devraient entrer à l'école en laissant à la porte leurs parents et
leurs dieux, on allait leur présenter à l'intérieur des gens autrement plus
intéressants : des poètes, des philosophes et des savants » (2003)
(Marc-Francois Bernier, op. cit. p. 51)
Sur les sondages
« ... mythification
du gros bon sens, point de départ et d'arrivée d'une réflexion qui resuce
jusqu'à l'écœurement les mêmes fausses évidences sur le social, la politique,
la justice, les Indiens, la morale... Cette imposture qui prétend éclairer
l'opinion publique quand elle ne fait que conforter ses préjugés, ajuster ses œillères,
creuser ses ornières. La sensationnelle banalisation de la pensée. » (1992) (Marc-Francois Bernier, op. cit. p. 229)
Sur les campagnes
électorales
« On ne nous
promet pas non plus que l'opiniâtreté de la presse parlementaire est la réponse
à la duplicité des politiciens. Un premier ministre en campagne électorale
n'est pas en train de gouverner, il est en train de se faire réélire, il est en
mode "séduction"... Les journalistes parlementaires sont en première ligne de la
démocratie du même nom, ils ont le devoir de bousculer le pouvoir, de lui
rentrer dedans, d'exiger des réponses. » (2003) (Marc-Francois Bernier, op.
cit. p. 130-131)
À la défense des pauvres
pas de la classe moyenne
« Les pauvres
n'ont pas besoin d'un autre show qui fera la promotion de leurs bienfaiteurs.
Ils ont besoin de justice et de services. » (1998) (Marc-Francois
Bernier, op. cit. p. 153)
Foglia, une
voix qui nous manque
Cette trop courte sélection de citations de Pierre Foglia
fait la démonstration que sa voix ne tonne plus et qu'elle nous manque en
quelque sorte. Une voix qui nous servait de protection contre la propagande. Il
écrivait en 2002 : « Oui la propagande vend une idéologie, la grande
différence avec la pub, c'est que la propagande ne ment pas. La bonne
propagande, la propagande efficace qui fesse 100 % dans la tête des gens,
c'est toujours une vérité. Une bonne grosse vérité martelée sans arrêt qui
entraîne l'adhésion immédiate de la vaste majorité des gens à qui elle est
destinée, par exemple : Le Canada est un beau et grand pays. Ben oui. »
Je m'ennuie de la voix insolente et irrévérencieuse de
Pierre Foglia, celui qui pouvait écrire ce qu'il voulait sur ce qu'il voulait
dans la grosse presse à Desmarais :
« ... Ça vous
arrangerait hein, petits cons, qu'on m'empêche d'écrire sur la loi 101?
Sur la politique en général, sur les affaires de Power peut-être? Eh bien pas
du tout. Pas une seconde. C'est bien plus triste que cela : je peux écrire
n'importe quoi, ça sera de toute façon du Foglia. Un clown peut dire n'importe
quoi. Ça n'a aucune espèce d'importance. C'est parole de clown. » (1989) (Marc-Francois Bernier, op. cit. p85)
Le grand Foglia n'écrit plus pour nous aujourd'hui, mais sa
voix de clown demeure en nous!