Dans la Republique, Platon, qui a vécu bien longtemps avant l'avènement de Jésus-Christ, il vécut de l'an 427 à l'an 346 av. J.-C., écrit « La perversion de la cité commence par la fraude des mots ». Je crois que ces mots jettent un éclairage adéquat sur les événements concernant la série de colis explosifs envoyés par Cesar Sayoc cette semaine à plusieurs opposants de Donald Trump. Ce n'est pas d'hier, maints commentateurs préviennent que depuis l'accession de Donald Trump un nouvel élan a été donné aux discours des nationalistes américains les plus radicaux et aux extrémistes de tous acabits.
À partir du moment où la présidence cautionne par ses propres discours une certaine violence verbale, la violence physique n'est pas bien loin. Les mots sont des armes qui peuvent blesser mortellement. Ils peuvent aussi travestir la démocratie. Réflexions sur la démocratie américaine dans l'univers de Donald Trump ou populisme et faits alternatifs meublent l'espace public.
La démocratie
La démocratie est toujours fragile dans une société. On peut en donner des centaines de définitions, mais la plus appropriée demeure à mes yeux celle donnée par l'un des meilleurs spécialistes français de la parole et de la communication, Philippe Breton, professeur à l'Université de Strasbourg. Dans un livre publié en 2006 intitulé : L'incompétence démocratique. La crise de la parole aux sources du malaise (dans la) politique, Breton affirme que la démocratie est la poursuite d'un idéal. Un idéal qui est souvent en porte à faux et en décalage avec la réalité : « L'idéal est celui de la démocratie. Il se résume en deux promesses solidaires : d'une part, nous pouvons, ensemble, sur la base d'une égalité de parole, discuter et décider de notre destin; d'autre part, nous pouvons pacifier la conflictualité tout en gardant la dynamique de nos différences. Cet idéal suscite beaucoup d'adhésion et d'espoirs. Sa réalisation pose de nombreux problèmes, qui font douter de sa réalité. Cette dissonance engendre un malaise permanent. » (Philippe Breton, L'incompétence démocratique. La crise de la parole aux sources du malaise [dans la] politique « », Paris, Éditions La Découverte, 2006, p. 7 [Cahier libre]).
Déjà en 2006, si nous nous référons au livre de Breton, « l'éditorialiste Time, Joe Klein, alertait ses lecteurs de la déliquescence des institutions démocratiques américaines et du déclin de l'intérêt des citoyennes et des citoyens américains pour leurs institutions démocratiques. » (ibid. p. 8) L'élection de Donald Trump n'a pas amélioré les choses. Il sera facile d'en convenir.
En fait, la démocratie peine à tirer son épingle du jeu devant des phénomènes comme la montée du populisme, le cynisme ambiant, la fuite dans la société de consommation, l'individualisme à outrance et la société du spectacle. Il s'ajoute en prime la mise en scène des émotions et l'incompétence civique de plus en plus répandue chez les citoyens des démocraties libérales.
L'incompétence civique
Breton pointe les éléments clés de l'incompétence civique. Lisons-le : « Pour expliquer que ce régime (la démocratie), ne fonctionne pas, ou suscite trop de frustrations, on invoque habituellement au moins quatre facteurs. Le premier tiendrait aux valeurs qu'elle porte; le deuxième à l'inadaptation des institutions concrètes qui les incarnent; le troisième au poids trop grand prit par l'individu et l'idéologie qui en accompagne la promotion, les droits de l'homme; le quatrième aux trop grandes inégalités économiques, qui empêcheraient l'exercice d'une véritable citoyenneté. » (Ibid. p. 12)
Au-delà de ces éléments, on peut avancer bien d'autres arguments sur les raisons profondes du déclin de la démocratie en Occident. De nombreux essais sont écrits par divers auteurs et spécialistes de toutes les disciplines du savoir humain chaque année. Philippe Breton pour sa part pointe particulièrement un élément un peu tabou, celle de l'incompétence civique. Pour Breton, être démocrate nécessite certaines compétences pratiques. La question est de savoir « ... si chaque citoyen... a les moyens, le savoir-faire, les compétences, et peut-être de ce fait le désir, de prendre sa place dans le dispositif démocratique, on verra qu'il y a là une formidable question. » (ibid. p. 13)
Rappelons-nous que la démocratie est un processus et non un achèvement. La démocratie n'est pas le fait des élites et des experts, mais un système qui doit faire place à la parole des gouvernés. La promesse de la démocratie c'est de faire de chaque citoyen un expert et un membre privilégié d'une élite pensante et agissante dans une synergie cohérente dans l'espace public. Breton insiste sur cet aspect : « La promesse démocratique n'était-elle pas, pourtant, de faire de chaque citoyen, dans sa pratique concrète, dans sa capacité à prendre part aux décisions concernant sa cité, l'égal des autres, c'est-à-dire d'élever chacun au rang de l'élite et de contester ainsi le fondement même d'une vision pyramidale du monde. » (Ibid. p. 14)
Nous échouons à être de véritables démocrates quand nous sommes incapables de parler démocratiquement. Nous sommes aussi vulnérables à l'émergence de leaders, comme Trump, à la parole destructrice et au populisme qui gangrène le vouloir-vivre ensemble.
Le berceau du linceul démocratique
Si les États-Unis d'Amérique ont été le berceau de la démocratie au 18e siècle avec la France, aujourd'hui force est d'admettre que ce pays est en voie de devenir son linceul. La montée de la violence verbale et maintenant ces gestes épars de terrorisme intérieur contre les personnalités démocrates. Les excès de langage du président Trump et ses attaques répétées contre les médias et les institutions américaines sont le début d'une crise profonde de la démocratie américaine.
Les propos de Breton en 2006 sont en quelque sorte prophétiques. Parlant de la séparation du monde en deux camps : le bien et le mal chez nos voisins du Sud, il affirme : « Il est vrai que la justice démocratique ne s'embarrasse pas de l'explication. Son grand tort est de présupposer, en sachant que c'est une illusion, que, de la même façon que nul n'est censé ignorer la Loi, nul n'est censé ignorer les compétences démocratiques qui vont avec. Difficulté à penser le conflit quand il dérape, remontée du désir de vengeance et de sa légitimité, attirance pour des formes politiques hostiles à la démocratie, langage qui porte une vision violente et déshumanisante du monde, tous les signes s'accumulent dans la même direction. Sans accès aux moyens pratiques d'exercer la citoyenneté démocratique, sans déploiement de ces compétences minimales à l'objectivation, à l'empathie, au débat symétrique, chaque conflit redevient une poudrière, susceptible de basculer dans la violence. Et c'est bien à ce que nous assistons à ce moment. » (Ibid. p. 247)
Que pouvons-nous ajouter de plus à ce brillant plaidoyer? Comment penser autrement que de constater que les mots sont des armes et que ceux-ci, utilisés sans une compétence civique minimale, font en sorte que nous vivons une époque de bombes à retardement...