Il y a quelques semaines, j'ai écrit une chronique sur l'acte d'écrire que j'assimilais à un geste d'affirmation de liberté. Le revers de cet apprentissage de liberté se révèle dans un autre acte essentiel soit celui de lire. Ce dernier weekend a eu lieu à Eastman un des plus beaux événements de l'été. Les Correspondances d'Eastman ont tenu leur dix-septième édition. Sous le thème du ravissement, les participants ont eu droit à une programmation variée et relevée dans les parcs, sur les scènes et dans les jardins d'écriture. Je suis convaincu que les festivaliers amoureux des mots qui dansent et virevoltent ont été encore nombreux à se faire plaisir. Réflexion sur la lecture et sa signification dans l'appropriation de notre liberté et de notre autonomie.
Rendre à César ce qui appartient à César
À tout seigneur tout honneur, parlons quelques brefs instants des Correspondances d'Eastman. Événement tenu dans l'un des beaux villages du Québec, les Correspondances d'Eastman sont nées de l'idée de mettre en relation quelques jours durant l'été les amoureux des mots. « L'idée de départ est simple : pendant quelques jours d'été, les passants sont invités à venir écrire des lettres qui sont expédiées gratuitement à travers le monde. Les enfants et les adultes peuvent ainsi fréquenter des lieux inspirants aménagés en "jardins ou chambres d'écriture", disséminés dans le village, où l'on va écrire un mot à une personne chère. Le courrier est ensuite recueilli par les facteurs des Correspondances, qui sillonnent le village à pied ou à vélo. Des trousses d'écriture sont offertes à chaque participant à l'achat du stylo passeport donnant droit d'accès à tous les lieux d'écriture, aux expositions, aux projections ainsi qu'au Portage des mots et au Sentier des lettres. Donner le goût d'écrire et de lire en passant par l'échange épistolaire est l'un des objectifs avoués du comité organisateur, qui souhaite aussi que cet accent mis sur l'écriture vivante puisse valoriser le livre et le travail des écrivains. S'ajoutent à cette activité beaucoup d'autres reliées à l'écriture et à la lecture, avec des auteurs, animateurs et comédiens venus aussi faire la fête de toutes les lettres. ».
Cette année, la programmation offerte était très diversifiée. EstriePlus rapportait en mai dernier les ambitions des organisateurs de l'événement sous le clavier d'Anita Lessard : « Le directeur de la programmation, Étienne Beaulieu, se dit très fier de la diversité des voix et des styles présentés, du renouvellement des auteurs invités (plus d'une trentaine), en plus d'être arrivé à en faire un événement paritaire. Lorsqu'on lui demande comment il évalue la situation de la littérature au Québec, celui-ci s'enthousiasme. Ça va vraiment bien ; en fait je dirais qu'on vit un véritable âge d'or ! En tant qu'éditeur, je vois beaucoup de jeunes auteurs de talent qui produisent des œuvres remarquables. Même la poésie fait un retour, les gens y portent de nouveau attention. »
Cette année, l'événement a pour porte-parole le comédien et animateur Christian Bégin qui malgré un horaire chargé a voulu prêter son concours à cet événement. Anita Lessard nous a rapporté ses propos : « Le mot correspondance prend une tout autre signification pour moi. Ma vie tourne autour des mots, comme interprète, comme auteur. Dans la lettre il y a quelque chose d'absolument impudique, comme c'est destiné à une seule personne, comme ce ne sera pas lu par tout le monde. C'est un geste intime qu'on ne retrouve pas à travers un courriel par exemple. Prendre le temps de l'écrire manuellement, d'y penser, c'est tellement plus personnel, c'est presque un geste rebel en cette époque. »
Lire c'est se transformer
En août 2018, l'historien Yvan Lamonde a fait paraître un livre sur les transcendalistes américains aux Presses de l'Université Laval sous le titre : Emerson, Thoreau et Brownson au Québec. Éléments pour une comparaison des milieux intellectuels en Nouvelle-Angleterre et au Bas-Canada (1830-1860). Dans ce livre, Lamonde nous fait redécouvrir l'actualité de la pensée de ces trois penseurs et il les compare aux intellectuels de chez nous. On y fait de belles découvertes qui prouvent que ce ne sont pas que les marchandises qui voyageaient à cette époque, mais les idées aussi. Ce n'est pas la première incursion de Lamonde dans le monde de l'essai et de la littérature pour fonder son discours d'historien et nous révéler ce que nous sommes. Il a aussi écrit ce très beau texte intitulé : « La confiance en soi du pauvre : pour une histoire du sujet québécois » qu'il a fait paraître dans la revue Les Cahiers des Dix en 2004 et dont il a reproduit le texte dans son autobiographie intellectuelle parue chez Fides en 2008. (Yvan Lamonde, en collaboration avec Claude Corbo, Historien et citoyen. Navigation au long cours, Montréal, Fides, 2008, p. 129-149).
Dans ce texte, il nous rappelle l'actualité de la pensée de Ralph Waldo Emerson qui a fondé en quelque sorte l'américanité des habitants du Nouveau Monde dans son texte The American Scholar. Ce texte culte se fonde sur l'idée toute simple que l'Homme (entendre l'humain) qu'importe sa condition sociale et économique partage un même destin, une humanité commune à tous. Ce qui définit un scholar, un intellectuel, c'est son individualité fondatrice. Emerson plaide pour que cette dynamique mène à la naissance d'un homme pensant qui ne serait pas un vulgaire perroquet de la pensée d'autrui. C'est dans l'action et la réflexion que peut naître une pensée originale et authentique selon Emerson. Il accorde aussi beaucoup d'importance à l'esprit du passé. Cet esprit du passé, on le retrouve dans ses lectures des autres penseurs, mais il faut assimiler ces connaissances pour éviter que de répéter inutilement des idées déjà admises : « Des penseurs, et non pas l'homme pensant, écrivent des livres sur ce livre - c'est-à-dire des hommes de talent qui commettent l'erreur de s'appuyer sur des dogmes au lieu de partir de leurs propres principes. De jeunes gens dociles grandissent au milieu des livres, croyant qu'il est de leur devoir d'accepter les opinions de Cicéron, de Locke, de Bacon, oubliant que Cicéron, Locke et Bacon n'étaient que de jeunes gens dans des bibliothèques quand ils ont écrit. » (Lamonde, op. cit. p. 131)
Reconnaître sa propre musique
Au fond, la culture générale que l'on tire de nos expériences et de nos lectures doit loger à l'enseigne de la confiance en soi. C'est à ce prix seulement que l'on peut espérer toucher la liberté. Ce sont des individus autonomes, individualistes et souverains en eux-mêmes qui peuvent prétendre devenir des êtres pensants dotés d'un esprit critique : « Au lieu d'opter pour l'agréable et le facile, de suivre les sentiers battus, d'accepter les modes, l'éducation, la religion de la société, il s'impose le fardeau de tracer son propre chemin. Or, elle est encombrée de ronces, la route de celui qui n'a pas d'autre guide que lui-même. » (Lamonde, op. cit. p. 132.)
Un événement comme celui des Correspondances d'Eastman qui met en scène les mots et les idées de celles et de ceux qui les portent est en soi une occasion unique pour que nous, les êtres pensants, réussissions à nous délivrer de la paresse ambiante afin d'écarquiller nos yeux vers la lumière que nous offre la liberté. C'est la seule façon de rompre avec nos dépendances et de jouer notre propre musique.