Mine de rien, la semaine dernière le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, est venu nous rappeler qu'il est bien le fils de son père et qu'en matière constitutionnelle, il était prêt, tout comme le fut jadis Pierre Elliott Trudeau, à prendre tous les moyens pour mettre les provinces récalcitrantes au pas.
Justin Trudeau faisant écho à ses démêlées avec le premier ministre ontarien Doug Ford a déclaré qu'il était à financer directement les municipalités, sans passer par les gouvernements provinciaux, lorsque ceux-ci refusent de collaborer avec Ottawa. Attitude arrogante d'un fédéralisme tentaculaire qui ne peut qu'indisposer le gouvernement nationaliste du caquiste François Legault. Le point sur un vieux débat concernant les « créatures provinciales » que sont les municipalités au Canada.
Qu'a dit au juste Justin Trudeau aux assises de la FCM ?
Lorsque l'on cite une déclaration d'un personnage politique et que l'on veut la commenter, le minimum, de décence et d'honnêteté intellectuelle exige que l'on situe les propos et que nous les remettions dans leur contexte.
Le lieu et le décor
D'abord, le premier ministre Trudeau a tenu ces propos lors des assises annuelles de la Fédération canadienne des municipalités (FCM) qui se tenait à Québec la semaine dernière. La Fédération canadienne des municipalités est l'ancêtre de l'Union canadienne des municipalités canadiennes fondée en 1901. Elle est le résultat de la fusion de l'UCM et de la Conférence des maires du Dominion créé en 1935. Les deux organisations sont devenues une sous l'appellation Fédération canadienne des maires et des municipalités, alors que la guerre s'annonçait en 1937. C'est en 1976 que cette association a pris le nom que nous lui connaissons aujourd'hui de Fédération canadienne des municipalités. Organisme qui a jadis été présidé par l'ex-maire de Sherbrooke, Jean Perrault.
Sur le site Web de la FCM, on peut y lire la mission de cette organisation : « La FCM est la voix nationale des gouvernements municipaux depuis 1901. Nos membres regroupent plus de 2 000 municipalités de toutes les tailles, des plus grandes villes aux collectivités rurales et nordiques du Canada, de même que 20 associations provinciales et territoriales de municipalités. Globalement, nos membres représentent plus de 90 % de la population canadienne. Les élus municipaux de tout le pays se réunissent chaque année afin d'établir les positions de principe de la FCM sur des enjeux importants. »
Le contexte
Chaque année, tout comme nous le faisons au Québec aux assises de l'Union des municipalités (UMQ), les politiciens ont une tribune de choix pour venir prendre le pouls des villes et pour y faire valoir leurs réalisations ou leur vision. Cette année, cela revêt un caractère plus particulier, car il y aura une élection au Canada en octobre prochain. C'est donc un excellent endroit pour les chefs des formations politiques fédérales d'y venir prendre la température de l'eau et d'y faire valoir les points de vue qu'ils croient porteurs en vue de récolter l'adhésion des maires qui sont généralement des gens politisés et branchés sur des organisations électorales dans leur milieu. Les maires sont également en lien étroit avec les establishments locaux de plusieurs communautés dans les comtés fédéraux qui seront l'objet d'une élection cet automne. Justin Trudeau y était présent cette année, Andrew Scheer, le chef du Parti conservateur aussi et les congressistes ont aussi eu la chance d'entendre le néodémocrate Jagmeet Singh et la cheffe du Parti vert Elizabeth May, qui s'adresseront aussi aux élus municipaux dans le cadre de ce congrès annuel. Nous sommes donc devant un événement de relations publiques de chacun des partis politiques en présence.
La déclaration de Justin
Sans surprise, Justin Trudeau a profité de cette tribune pour y dénoncer les conservateurs au Canada qui lui donne tant de fil à retordre ces derniers mois avec l'annulation de la taxe sur le carbone et les frasques de Doug Ford en Ontario en matière de protection de la langue de la minorité française. En plus des coupes budgétaires sans précédent qui viennent mettre en cause la vision généreuse des libéraux de Justin Trudeau du rôle de l'État pour les Canadiennes et les Canadiens de la classe moyenne. Justin Trudeau a déclaré selon ce que nous rapporte la journaliste Mylène Crète du journal Le Devoir « Nous ne pouvons oublier jusqu'où les politiciens conservateurs sont prêts à aller pour concrétiser leur idéologie de réduire la taille du gouvernement. "Il a associé les conservateurs fédéraux aux coupes du premier ministre de l'Ontario, Doug Ford. Face à la grogne populaire, ce dernier a annulé en début de semaine des compressions rétroactives qui représentaient un manque à gagner de millions de dollars pour les villes." "Le premier ministre Ford fait de la politique avec de l'argent qui appartient à vos communautés, et vos citoyens en paient le prix", a dénoncé Justin Trudeau, déclenchant des applaudissements. Il a ensuite rappelé que le dernier budget libéral a doublé le montant du Fonds de la taxe sur l'essence que recevront les municipalités à l'échelle du pays en 2019 - 2,2 milliards - et a dressé le bilan de son gouvernement pour le financement d'infrastructures municipales. "À Montréal, on est sur le point d'inaugurer le tout nouveau pont Samuel-De Champlain, a donné comme exemple M. Trudeau. Un pont sans péage tel que promis, contrairement aux conservateurs." Il a ensuite promis une annonce pour bientôt pour le projet de tramway à Québec
Bah, une posture assez traditionnelle d'un chef en campagne électorale, mais là où le bât blesse c'est dans cette déclaration : « [S]'ils ne veulent pas travailler avec nous, nous allons trouver une façon de continuer à travailler avec vous », « a-t-il affirmé en faisant toujours allusion au gouvernement Ford en Ontario. » Opportuniste, le maire de Drummondville et Président de l'Union des municipalités du Québec (UMQ), Alexandre Cusson, a saisi la balle au bond et déclaré que les municipalités aimeraient pouvoir conclure des ententes directes avec le gouvernement fédéral. « La partie de ping-pong a assez duré entre Ottawa et les provinces, a-t-il déclaré en entrevue à La Presse canadienne. Trop souvent, il y a de l'argent à Ottawa, mais comme on attend des ententes administratives, bien on ne voit pas la couleur de cet argent-là. On arrive, il reste moins de temps pour faire les travaux et [...] ça a un impact à la hausse sur les prix. » Là, on ouvre un front important de débats constitutionnels et on vient jeter de l'huile sur le feu en matière de relations Québec-municipalités.
Les créatures municipales des provinces
Ce n'est pas d'aujourd'hui que les municipalités et villes du Québec veulent s'émanciper des tenailles de Québec dans leurs relations avec Ottawa. Profitant du centenaire de l'UMQ cette année, l'organisation en a profité pour commander un ouvrage historique du professeur Harold Bérubé qui a publié en mai 2019 dernier aux Éditions du Boréal un livre intitulé : Unité, autonomie, démocratie. Une histoire de l'Union des municipalités au Québec. Livre bien rédigé qui se lit comme un roman. Tout au long de ce récit, on y voit comment ces structures d'abord primitives au milieu du 19e siècle au temps du rapport Durham deviennent des organisations complexes aujourd'hui. On y constate les liens étroits du pouvoir politique municipal avec le pouvoir politique de l'État québécois, du moins de sa fondation en 1909 jusqu'à l'arrivée de Duplessis au pouvoir en 1936. Duplessis entraînera une reconfiguration politique à laquelle les élus municipaux étaient mal préparés tellement ils étaient inféodés aux libéraux. Malgré tout, on peut retenir du livre du professeur Bérubé que l'UMQ a réussi contre vents et marées à faire l'unité du monde municipal, à représenter une voix forte auprès du gouvernement du Québec et à se professionnaliser tout au long de ces années. (Harold Bérubé, Unité, autonomie, démocratie. Une histoire de l'Union des municipalités du Québec. Montréal, Éditions du Boréal, p. 345 à 350).
Cela dit, au chapitre 6 de son livre intitulé Prendre sa place, Harold Bérubé fait état des tensions dynamiques entre 1966 et 1986 alors que l'UMQ cherche à se ménager un espace entre un gouvernement canadien qui veut intervenir avec son argent dans le champ de responsabilités des provinces. Pourtant c'est une époque au Québec tout au moins où l'on cherche à renforcer considérablement l'autonomie de la province au sein de la Fédération canadienne. (Bérubé, op. cit., p. 270)
Ressusciter le débat constitutionnel
De nombreuses péripéties ponctuent cette histoire des relations triangulaires Ottawa, Québec et villes, que l'on retienne seulement pour la clarté de mon propos actuel qu'en 1983, le gouvernement péquiste de René Lévesque propose d'adopter la loi 38 par l'Assemblée nationale qui stipule qu'une municipalité ou une ville qui accepterait de l'argent du gouvernement fédéral seraient pénalisées financièrement. Heureusement, des négociations entre Ottawa et Québec permettent d'en venir à une entente qui a le double avantage de respecter le cadre constitutionnel tout en permettant aux contribuables des municipalités et des villes de bénéficier pleinement de la générosité du pouvoir de dépenser du fédéral.
Néanmoins, au fil des ans, Québec interdira formellement aux municipalités et aux villes du Québec de recevoir directement de l'argent du gouvernement fédéral. Les efforts ces dernières années de faire reconnaître les municipalités et les villes comme des gouvernements de proximité, en partie réussie à la suite de l'adoption du projet de loi 122 par le gouvernement libéral de Philippe Couillard, sont palpables. Il y a cependant loin de l'objectif de ne plus être « les créatures des provinces ». Justin Trudeau par sa déclaration un peu maladroite vient d'alerter le gouvernement Legault quant à la nécessaire défense des prérogatives du Québec. Ce qui n'augure rien de positif pour la future campagne des libéraux de Trudeau au Québec ni de possibles avancées dans le débat de l'UMQ pour ne plus être considérée comme les « créatures des provinces »...