On sait depuis hier que Rogers Media a décidé de liquider Branchez-vous!, le plus ancien portail Web indépendant au Québec, ainsi que ses constituantes Matin.qc.ca (ex-Matinternet), Showbizz.net, Ciné-Horaire.com et LeCinema.ca. Comme tout le monde, cette décision m'écoeure. Surtout que Rogers n'en était propriétaire que depuis 2010. N'aurait-il pas été possible de trouver un nouvel acquéreur quitte à ne pas recouvrer les 25 M $ versés lors de l'acquisition ? Allez savoir !
Il faut dire que son fondateur, Patrick Pierra, a été un visionnaire. Il a vu le potentiel des webzines dès 1995, il a foncé et ça a marché. Tout le monde, un jour ou l'autre, a consulté Branchez-vous! et bien des artisans sont passés par ce cybercanard. Dont moi !
Effectivement, j'ai travaillé pour Branchez-vous! pendant trois mois. Et j'ai haï ça. C'était à un tournant de ma vie. J'étais dans un creux de pige mémorable. Je venais de finir dix ans de chroniques au Journal de Montréal/Québec (merci à un compteur de billes « dynamique » et « prometteur ») et j'en avais marre d'écrire (pour utiliser ce terme) pour le public essentiellement business (on les appelait les « suits [costards]») de Transcontinental. Bref, je n'étais devant rien. D'où ma saucette chez Pierra.
Pourquoi j'ai haï ça ? Parce que ledit Pierra m'a sous-payé. J'avais beau être un « nom », m'avait-il expliqué, il ne pouvait avoir de régime spécial pour m'accommoder; c'était ainsi chez lui. Il fallait travailler pour des restants de pinottes. Pour vous faire grâce des chiffres, disons que quand je suis passé à la Cyberpresse (Gesca) trois mois plus tard, mes émoluments ont quadruplé sans pour autant devenir exagérés.
La section Technaute de la Cyberpresse, une idée empruntée à Branchez-vous !, démarrait et personne ne la connaissait. Mais dès la fin de 2005, j'y avais dépassé le nombre moyen de commentaires quotidiens que je ratissais chez Pierra. Je sais, ce nombre n'est pas représentatif de celui des visiteurs uniques, mais quand même. C'était bon pour mon moral.
On sait maintenant que cette approche gestionnaire de sous-payer les gens s'est répandue sur la Toile et qu'aujourd'hui, il est pratique courante de ne rien verser à ses blogueurs. On leur parle de «renommée», de «retombée», de «présence» et ils marchent (et l'éthique, bordel ?). Depuis mars 2011, j'ai décliné plusieurs offres de ce genre.
Encore ici, Patrick Pierra a été un visionnaire. Son modèle d'affaires s'est imposé. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, on en est rendu à une coche plus loin. Branchez-vous! agissait pas mal beaucoup, sauf exception, comme répétiteur ou agrégateur ou recracheur efficace de nouvelles. Or, de nos jours, seules les patentes WWW qui offrent une approche ou un contenu unique ont de vraies chances de survie, pour peu qu'elles soient soutenues par de gros machins à la sauce Gesca, Québécor, Transcon, Bell, Rogers, alouette, et pour peu qu'elles paient le moins possible, sinon pas du tout, leurs collaborateurs vedettes. Rappelez-vous quand, à l'automne dernier, de gros noms bien connus au pays de Félix ont fait la file pour obtenir ce statut dans l'édition québécoise du Huffington Post.
D'où le fait que Rogers vient de débrancher l'ex-portail de Patrick Pierra; trop coûteux, malgré tout, pour rien d'unique.
Cela a beau me faire suer, mais l'impitoyable darwinisme corpo est désormais ainsi structuré. Ça m'écoeure pour les collègues qui retournent à la dure réalité de la pige journalistique, surtout que certains faisaient vraiment du bon travail, mais je ne verse pas de sanglot. J'y ai été exploité (ce qui était mieux que rien) et ça, Madame, Monsieur, ça marque pour longtemps quand on est le moindrement orgueilleux.