Écrire une chronique ne va pas sans responsabilités. Écrire ses opinions, ses humeurs et ses états d'âme commande un bon jugement. Il faut peser les mots que l'on utilise et chercher à faire preuve d'honnêteté intellectuelle. Être chroniqueur exige de la retenue, un bon jugement et surtout de l'exactitude concernant les faits. Sinon, on ne fait que vomir nos lubies et cela n'est d'aucun intérêt pour les lecteurs.
En ce qui me concerne, je prends au sérieux le fait que la direction d'EstriePlus m'ait confié la responsabilité d'écrire une chronique hebdomadaire et je m'efforce d'en être à la hauteur chaque fois que je dépose mon texte. Ce qui va de soi pour moi devrait être plus important encore pour quelqu'un qui a un public d'un million de fois plus important que le mien. Hélas, ce ne fut pas le cas d'une chronique récente de Richard Martineau dans le Journal de Montréal. Réflexions libres sur Richard Martineau et le métier de faire chronique...
Richard Martineau
Le chroniqueur Richard Martineau occupe beaucoup de place au Québec. Il trône du haut de sa suffisance sur l'une des plus puissantes tribunes médiatiques. Le Journal de Montréal, QUB radio, le réseau LCN, TVA nouvelles, Les francs-tireurs à Télé-Québec, il ne manque pas de lieux pour s'exprimer. Et croyez-moi, il s'exprime. Il a aussi beaucoup d'influence. Ce qui devrait l'amener à faire preuve d'un sens de responsabilité proportionnel à sa capacité de rejoindre les gens. Richard Martineau a des idées bien arrêtées sur de nombreux sujets. Il pourfend la religion musulmane, exècre les féministes, attaque les écologistes et dénonce les radicaux de l'UQAM. Martineau est un franc-tireur qui ne ménage pas ses mots et ses coups de gueule pour défendre ses idées conservatrices et pour se faire le porte-voix d'une droite populiste militante. Il en a bien le droit.
Celles et ceux qui n'épousent pas ses idées peuvent choisir de ne pas le lire ni de l'entendre. On peut aussi choisir de le suivre pour mesurer jusqu'où la bêtise peut mener. C'est le choix que j'ai fait. Je fréquente Martineau pour mieux comprendre la rhétorique de ces preux chevaliers de la veuve, de l'orphelin et du monde ordinaire comme il le prétend. On peut accepter les idées populistes de droite comme on accepte celle des radicaux de gauche, mais on doit cependant s'attendre à l'exactitude des faits d'un chroniqueur comme Martineau. Même si je suis rarement d'accord avec son collègue Bock-Côté, je lui reconnais le fait qu'il se colle la plupart du temps aux faits. Ce qui n'a pas été le cas de Martineau dans l'affaire Daniel Weinstock.
Daniel Weinstock, intellectuel et penseur du Québec
Daniel Weinstock n'est pas le premier quidam venu. Il est une autorité intellectuelle en ce pays. Philosophe québécois, il est intéressé par la philosophie politique et l'éthique des politiques publiques. Il a enseigné à l'Université de Montréal et il a fondé le Centre de recherches en éthique de l'Université de Montréal (CRÉUM), il enseigne actuellement le droit à l'Université McGill. Docteur en philosophie à Oxford, il avait étudié au préalable à l'Université McGill (B. A. et M. A.) sous la direction de Charles Taylor. Il a par ailleurs étudié à Harvard avec John Rawls durant son doctorat et il a complété un postdoctorat à l'Université Columbia.
Ses principales publications portent sur les fondements du libéralisme, sur le nationalisme, et sur le constitutionnalisme dans les États multinationaux. En 2006, il complète deux ouvrages, l'un en français, l'autre en anglais, qui regroupent les principaux textes en philosophie politique qu'il a publiés depuis une dizaine d'années. Il a reçu des Prix de la Fondation Trudeau en 2004 et le Prix André-Laurendeau en 2006.
C'est une sommité intellectuelle bien de chez nous. Clairement, les idées que professe Weinstock ne sont pas dans le carré de sable de Martineau. Sa pensée est aux antipodes de celle de Martineau et il défend des principes et des idées qui sont à des lieux de l'univers mental de Richard Martineau. Cela tombe sous le sens. Alors quel lien peut-il bien avoir entre ce grand penseur de chez nous et le chroniqueur Richard Martineau ?
L'affaire Weinstock
Dans sa chronique du 19 février, Richard Martineau a écrit que le professeur Weinstock a proposé que des médecins québécois effectuent des excisions symboliques sur les jeunes filles. Ces propos ont été tenus lors d'une conférence portant sur la laïcité qui a eu lieu le 26 avril 2012 au Centre St-Pierre à Montréal.
Or ce n'est pas tout à fait ce qu'a dit le professeur Weinstock. Interrogé sur des propos qu'il avait tenus trois ans plus tôt dans une université américaine, il a répondu longuement en citant différents points de vue sur cette question. Une sorte d'état des lieux que fait tout intellectuel soucieux d'apporter les nuances de sa pensée sur un sujet complexe et lourd de sens. Une démarche intellectuelle quoi. C'est à la lumière de cet échange que le preux franc-tireur Martineau a allégué que Daniel Weinstock proposait que « des médecins québécois effectuent des "excisions symboliques" sur les jeunes filles. »
Cela ne fut pas sans conséquence puisque le ministère de l'Éducation a décidé d'annuler la participation de Daniel Weinstock aux forums qui doivent conduire à la révision du cours d'éthique et culture religieuse. Le professeur devait y parler d'éthique.
Francis Bouchard, attaché de presse du ministre de l'Éducation, Jean-François Roberge, a expliqué à La Presse que la décision d'annuler la participation de Daniel Weinstock « n'a pas été prise sur la base d'une chronique. Certains propos tenus par M. Weinstock par le passé portent à confusion. Afin d'éviter que sa présence ne devienne une distraction aux importants travaux en cours sur la révision en profondeur du cours d'éthique et culture religieuse, la décision a été prise d'annuler l'invitation de M. Weinstock à titre d'expert. Nous sommes convaincus que celui-ci peut comprendre la situation. » Quoi qu'en dise le porte-parole du ministre, ce n'est pas rassurant de constater que le Québec soit gouverné sur la foi des écrits de Richard Martineau. Cela est d'autant plus vrai que Martineau a reconnu qu'il avait induit ses lecteurs en erreur en interprétant la pensée du professeur Weinstock.
Bref, des fake news pour susciter l'indignation qui mène à des conséquences malheureuses pour un honnête homme. Cela mérite des excuses publiques plus senties tant de Martineau que du ministre Roberge.*
Une injustice de plus à la fiche de Martineau
Il n'est pas rare que dans une conférence savante on fasse état des positions exprimées sur le sujet dont on discute pour ne pas les dénaturer et afin de mieux expliquer pourquoi on y adhère ou pas et en vertu de quels principes et quelles idées ? C'est ce qu'avait fait le professeur Daniel Weinstock en abordant la question du « compromis de Seattle ». En 1996, des médecins américains qui recevaient des demandes d'excision de patients somaliens en étaient venus à un « compromis » pour éviter que de jeunes filles ne retournent en Somalie subir des mutilations génitales.
Martineau n'a rien à faire des nuances lorsqu'il écrit. C'est un polémiste investi de la vérité et qui recherche d'abord et avant tout l'effet de toge. Qu'importe la vérité ou les nuances, il n'en a rien à foutre. C'est triste d'une certaine façon de prendre acte qu'un homme talentueux et cultivé comme Martineau prenne autant de raccourcis avec la vérité et cette réalité toute simple qui nous convainc que celle-ci est plutôt une multitude de teintes de gris plutôt que de noir ou de blanc. À tout le moins, la responsabilité de Richard Martineau est de vérifier les faits et d'en discuter avec un juste équilibre plutôt que de chercher à créer la nouvelle à tout prix. Cela est d'autant plus vrai pour Richard Martineau qu'il dispose d'une tribune médiatique puissante. C'est cela la responsabilité d'un chroniqueur...
*N.d.l.r Après la rédaction de ce texte, le ministre de l'éducation Jean Francois Roberge s'est excusé publiquement auprès du professeur Daniel Weinstock. Un beau geste!