Au cours des dernières semaines, j'ai eu grand plaisir à lire le dernier ouvrage de l'historien Éric Bedard sur notre histoire du 19e siècle. Intitulé Survivance : histoire et mémoire du XIXe siècle canadien-français, l'auteur nous fait découvrir une période fertile en rebondissements politiques et riches en enseignement.
Le 19e siècle politique québécois est un creuset dont nous sommes aujourd'hui le résultat. J'ai aussi lu l'un des plus beaux livres de cette période publié en français en 1979 par l'historien Jacques Monet. Il s'intitule La première Révolution tranquille.
Le nationalisme canadien-français, 1837-1850. On peut voir dans ce livre l'histoire des affrontements entre les Papineau et Lafontaine sur fond de conflits avec le gouvernement colonial britannique que nous enseignait jadis notre professeur d'histoire Jean-Guy Lavallée à l'Université de Sherbrooke. Ces livres nous parlent de survivance.
Éric Bedard nous livre dans son dernier bouquin plusieurs articles rassemblés autour des thèmes fondateurs de notre histoire soit le libéralisme, le nationalisme, l'idéologie clérico-nationaliste et surtout la survivance. Comment ce petit peuple conquis par les Anglais, brisé en 1837-1838 a-t-il pu survivre au grand hiver du repli sur soi? Ce que Fernand Dumont a appelé le grand hiver de la survivance canadienne-française.
La clé de la compréhension c'est le mot adaptation. Les Lafontaine et les Cartier se sont adaptés aux circonstances et ils nous ont conduits à des solutions de compromis comme la Confédération canadienne et le gouvernement responsable sans pour autant s'adonner à la compromission sur l'essentiel qui était notre langue et notre culture. Ils vivaient dans un monde en profonde transformation. Un univers de turbulences et de changements dans le transport, les technologies et les communications. Situation à bien des égards similaire à la nôtre aujourd'hui. Réflexions sur un monde en mutation sous l'emprise de la nouvelle économie numérique.
Un monde nouveau
Cette semaine, la ministre du Patrimoine du gouvernement du Canada, Mélanie Joly, a présenté sa vision du développement de notre culture à l'ère numérique. Un document qui avance des idées intéressantes, mais qui ne ressemblent à rien à une politique articulée d'une présence culturelle canadienne forte, dans sa version biculturelle, dans un monde en profonde mutation et surtout un monde soumis de plus en plus aux géants de la nouvelle économie numérique soit les GAFAM pour Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et NATU pour Netflix, Airbnb, Tesla et Uber de ce monde. Ces géants de la nouvelle économie sont américains et remportent d'énormes succès commerciaux au Québec et au Canada.
La présence de ces grands dans notre quotidien n'est pas sans conséquence pour les structures économiques et sociales présentes chez nous. Ils ne paient pas d'impôt chez nous puisque ce sont des entreprises étrangères. Souvent, ils ne s'inscrivent pas dans la logique réglementaire de nos économies. On offre un meilleur prix et un meilleur service, mais en ne respectant pas les règlementations en vigueur.
Ce monde nouveau fait pression sur le monde ancien. Nos façons de voir, de produire et de consommer sont remises en question par l'apparition de ces nouveaux phénomènes qui prennent largement appui sur la dématérialisation de l'économie et des biens et services. Par exemple, la bibliothèque matérielle que j'ai chez-moi, je peux la transmettre à mes héritiers, mais pas ma bibliothèque virtuelle qui va mourir avec moi. Ce qui est vrai pour les livres est aussi vrai pour les disques, les films, les séries télévisées. Ce nouveau monde n'est pas sans conséquence sur le monde ancien.
Le cas Netflix, un symptôme du vide politique
La ministre Mélanie Joly était toute fière d'annoncer qu'elle était parvenue à une entente avec le géant Netflix qui a accepté d'investir cinq cents millions de dollars dans les cinq prochaines années en production canadienne, dont environ 5 % en langue française pour 25 millions de dollars. En échange de quoi, le gouvernement du Canada exemptera Netflix de payer une quote-part dans le fonds de développement des médias et étonnamment, lui accordera le privilège à ne pas percevoir les taxes de vente applicables au pays sur leurs produits?
Grave cas d'iniquité fiscale puisque les équivalents canadiens et québécois doivent pour leur part percevoir ces taxes et les remettre aux divers gouvernements. C'est surréaliste, et ça, au moment où ce même gouvernement s'attaque aux petites et moyennes entreprises du pays dans la réforme fiscale du ministre Morneau. Je vous le donne en mille : le principe de l'équité fiscale. Il y a là un grave problème de cohérence que l'on cherche à nous faire avaler avec le saugrenu engagement de ne pas taxer la classe moyenne. Cela est une fiction et une vue de l'esprit utile aux gens de marketing, mais pas vraiment des gens en chair et en os.
Madame Joly et son gouvernement errent dans ce dossier. De grandes attentes ont été suscitées par l'élection du gouvernement Trudeau notamment en matière de politique culturelle. On devait cesser de détruire la Société Radio-Canada et la ramener à une mission plus proche des intentions d'origine de ses fondateurs. Rien de cela dans le document dévoilé par madame Joly. Que de vagues intentions. Par exemple, annoncer comme le demandait Radio-Canada que dorénavant il n'y aurait plus de publicité sur le réseau d'État aurait donné de l'oxygène aux acteurs des réseaux privés et aurait stimulé l'ensemble de notre industrie.
Pas un mot non plus sur l'importance de soutenir les grands médias écrits du pays à faire la transition vers le monde numérique. Même si du bout des lèvres l'on reconnaît l'importance de l'information quotidienne, on ne présente rien de concret pour venir en aide à ces outils essentiels de notre démocratie. Certes, les chemins pour atteindre cet objectif sont parsemés d'embûches et souvent l'enfer est pavé de bonnes intentions, mais nous nous serions attendus à plus de ce gouvernement sur cette question. Au moins, un engagement aussi ferme que celui du ministre Luc Fortin du gouvernement du Québec.
Mieux encore, si c'était l'intention du gouvernement Trudeau de ne pas augmenter le fardeau fiscal de la classe moyenne en l'exemptant de la TPS sur les produits culturels et de divertissement, rien ne l'empêchait d'annoncer sa volonté de retirer cette taxe pour tous les joueurs dans le marché. Plus de taxes pour illico et plus de taxes pour Tout.tv, ce qui est bon pour minou est bon pour pitou, non?
La culture comme identité
Les nouveaux géants de l'économie du 21e siècle constituent de véritables menaces à notre identité culturelle et à notre identité tout court. Non seulement par leur ponction dans nos avoirs de consommateur pour leurs produits qui sont réinvestis ailleurs que chez nous, mais aussi dans nos façons de produire, de consommer et de vivre. À terme, si la tendance se maintient, les États auront de moins en moins de ressources financières pour payer les services que nous nous sommes donnés. Après la mort de l'État-providence, la domination de l'État néo-libéral, nous aurons droit à l'État exsangue. L'état étranglé et impuissant.
Il est vrai que pour le gouvernement canadien actuel et notre premier ministre Justin Trudeau, le Canada est le premier État post-national et où les identités individuelles de chacun deviennent l'unique paramètre de décision. Un État post-national peuplé d'individus respectés dans leurs droits individuels qui seront tous des membres d'une seule classe : la classe moyenne. Il ne sera pas aisé au Québec et à la culture francophone de survivre dans les années qui viennent à la Netflixation du monde...