Au moment où j'écris ces lignes, la canicule est bien présente. Partout, la chaleur de l'été s'insinue. Tout est au ralenti. C'est l'été. Il faut en profiter, car cette période que nous chérissons tant au Québec est courte. L'été, c'est aussi une période un peu moins faste pour les médias. C'est un temps peu propice aux grandes nouvelles.
Paradoxalement, dans le vide de la période caniculaire, il peut parfois émerger des controverses qui prennent beaucoup plus de place qu'elles ne le mériteraient. C'est ce que nous vivons avec la controverse autour du spectacle de chants d'esclaves, SLĀV, porté par la chanteuse Betty Bonifassi et mis en scène par Robert Lepage au Théâtre du Nouveau Monde, dans le cadre du Festival international de Jazz de Montréal, plongé dans une drôle de controverse en contrejour de notre mauvaise conscience sur l'esclavagisme et en contrepoint du concept de l'appropriation culturelle.
Le débat autour de SLĀV
De quoi parle-t-on au juste? La chanteuse Betty Bonifassi, née à Nice d'une mère yougoslave et d'un père niçois italien, s'intéresse depuis plusieurs années aux chants d'esclaves. Pour Betty Bonifassi, sortir les chants d'esclaves de l'oubli c'est une façon de rendre hommage à la force de résilience, à la dignité et à la beauté des esclaves africains déportés en Amérique. Voici ce qu'en disait le communiqué de presse émis par Ex-Machina à la veille de la première représentation du spectacle : « SLĀV s'attarde à quelques familles de chants : les call songs qui accompagnaient l'éveil des esclaves, les work songs qui rythmaient les gestes mille fois répétés sur des chantiers de chemins de fer, les gandy dancers' railroad songs, qui ponctuaient justement les efforts physiques collectifs requis pour mettre en place des voies ferrées, les field' songs moins cadencées qui atténuaient la routine de la cueillette du tabac et du coton, les prisoners' songs, qui parlaient de liberté perdue, et les complaintes et berceuses qui marquaient la fin d'un autre jour de labeur, ou exprimaient l'espoir d'être un jour libéré. »
Or, ce n'est pas ainsi que l'entendait une poignée de manifestants qui se sont présentés devant le Théâtre du Nouveau Monde pour dénoncer l'appropriation culturelle que faisait deux blancs du drame de l'esclavage et les accusant de se « remplir les poches » avec un spectacle exploitant les misères du peuple noir réduit à l'esclavage. Pour ces manifestants, les blancs n'ont pas le droit de parler, de penser ou de discuter de l'esclavage. C'est de l'appropriation culturelle.
En réponse Betty Bonifassi et Robert Lepage ont écrit : « Oui, l'histoire de l'esclavage sous ses multiples formes appartient d'abord à ceux et celles qui l'ont subie, et à tous ceux qui en ont hérité. Mais cette histoire a été écrite par les oppresseurs autant que par les opprimés, par des Blancs aussi bien que par des Noirs. Et il faut en témoigner, d'abord pour qu'elle soit connue, mais aussi pour éviter qu'elle ne se perpétue. » (- Extrait de la déclaration publiée sur la page Facebook d'Ex Machina.)
Depuis la pièce de théâtre, Les fées ont soif en 1978, jamais le Québec n'a été témoin de telles manifestations, de protestations et de questions autour d'une œuvre culturelle. Il faut dire que nous vivons une drôle d'époque où les censeurs de tout acabit se multiplient tant pour ces gardiens du ressenti, qui ne souhaitent pas la présence de certains discours dans leur milieu protégé, que de ces manifestants qui veulent réécrire l'histoire pour en expurger ce qu'ils considèrent contre les valeurs universelles humaines.
La police de la pensée
Dans son numéro du printemps-été 2018, la revue Argument propose un excellent dossier intitulé : La science à l'heure de la post-vérité. On y retrouve entre autres un excellent article de Normand Baillargeon, que l'on ne pourra accuser d'être un homme de droite, qui s'intitule Quelques vérités et une hypothèse sur la post-vérité. Il écrit : « De même, privé des repères de la vérité, la conversation démocratique tend, à travers les médias qui ne la servent plus, à se transformer en propagande. Les élections et la représentation politique sont elles aussi menacées à proportion que recule la place de la vérité dans la vie et la cité. » (Normand Baillargeon, Quelques vérités et une hypothèse sur la post-vérité dans Argument, politique, société et histoire, vol 20, no 2, printemps-été 2018, p. 10). Plus loin dans le même article, lorsqu'il discute de la place des médias sociaux en interaction avec le dialogue démocratique, Baillargeon stigmatise les dérives qu'il voit se dessiner sous nos yeux. C'est ce que j'appelle la nouvelle police de la pensée.
Voici ce qu'en dit Baillageon : « Ce que j'aimerais tenter d'expliquer se décline en une série de manifestations... On voit se multiplier les interdictions de parole à des gens qui tiennent des propos avec lesquels on est en désaccord... on y pratique aussi ce que l'on appelle des avertissements préventifs (trigger warning) : il s'agit de prévenir les étudiantes et les étudiants qu'une lecture, un film ou un document contient des idées, des scènes et des passages qui pourraient les offenser. L'appropriation culturelle est quant à elle la pratique, réputée condamnable et condamnée, renvoyant aux diverses manières dont une personne, un groupe, une institution, s'approprie un ou plusieurs éléments d'une autre culture, laquelle, typiquement, est dominée par la culture qui se l'approprie. Il est sans doute des cas, et je ne le nie pas, où certaines de ces pratiques sont justifiables. Mais il semble aussi qu'elles sont si répandues et qu'elles prennent parfois des formes à ce point indéfendables qu'il y a des raisons non seulement de s'en inquiéter, mais aussi de s'interroger sur ce que signale l'apparition de ces mots comme de ces pratiques. » (Ibid. p. 17-18.)
Voilà. La controverse autour du spectacle SLĀV est inquiétante pour notre santé démocratique et nous devons dénoncer cette nouvelle forme de censure de ces nouvelles élites bien-pensantes de gauche qui sont en rupture avec la culture des droits et des libertés hérités du siècle des Lumières et qui sont la matière première de ce qu'il y a de meilleur dans la civilisation occidentale. D'autant plus que cette controverse apparaît dans une société où l'esclavage sans avoir été absent est un phénomène marginal.
L'esclavage au Québec
Dans un remarquable ouvrage, intitulé L'esclavage et les noirs à Montréal 1760-1840 publié chez Hurtubise en 2013, Frank Mackey, atteste qu'il y a bel et bien eu de l'esclavage au Québec, mais que ce phénomène était relativement marginal et surtout qu'il n'avait rien à voir avec l'esclavagisme que l'on retrouvait chez nos voisins du Sud. Citons-le : « L'esclavage des Noirs, avec son histoire de drames humains, d'effets sociaux destructeurs et de cicatrices permanentes, a joué un rôle capital dans la formation et la croissance des États-Unis. Il est juste de parler d'esclavage "américain"... l'esclavage n'a pas occupé une telle place dans la vie nationale au Canada. » (Frank Mackey, L'Esclavage et les Noirs à Montréal 1760-1840, Coll : « Histoire, Cahiers du Québec », Montréal, Hurtubise, 2013, p. 44).
Ces propos sont appuyés par Webster, historien et artiste hip-hop qui a déclaré dans le journal Le Devoir de l'édition de samedi 30 juin et dimanche et 1er juillet 2018 que : « Il y a eu de l'esclavage sur tous les continents. Mais à travers la traite transatlantique et transsaharienne, la couleur s'est mise à jouer un rôle, la dimension raciale de l'esclavage a pris forme, laissant des marques profondes. En Amérique, toutes les populations noires, des États-Unis au Brésil en passant par les Antilles, sont en grande partie un produit de l'esclavage. Au Québec, c'est différent; s'il y a une présence noire depuis longtemps, très peu aujourd'hui sont descendants des esclaves qui étaient ici dans le temps. »
Pourquoi alors ce débat chez nous?
La question se pose. Pourquoi alors ce débat ici, si ce n'est que de constater la présence chez nous d'idées et de débats importés d'ailleurs dans le monde. C'est d'autant plus étrange que les Québécois, pour leur part liés à leur descendance française et métissée, sont eux-mêmes des produits de la colonisation britannique. L'auteur de ce texte a même une ancêtre esclave mariée à un lointain arrière-grand-père du côté paternel. Cela indique que nous assistons présentement à quelque chose qui ressemble à l'importation des blessures des autres, étrangères à notre pays. C'est en quelque sorte le versant de l'histoire de la mondialisation des cerveaux...