Après la pandémie, voici la nouvelle
de l'été : la chasse aux statues et aux monuments est officiellement
ouverte. Je vous propose un tout nouveau jeu-questionnaire ce matin. D'après
vous, au cours de l'été : quelle rue, quelle institution, quelle station
de métro, quel lieu public mérite d'être débaptisé pour cause de racisme, de
sexisme ou je ne sais quoi. Mimant le mouvement social américain, le Québec
semble vivre la frénésie du changement en cette période estivale. Vous aurez
compris que je veux vous entretenir ce matin de ce mouvement qui souhaite faire
disparaître la statue de Dollard Desormeaux au parc La Fontaine à Montréal pour
cause d'agression envers des autochtones ou renommer la station de métro Lionel
Groulx pour son passé nationaliste et antisémitisme non inclusif. La galère
quoi. Réflexions sur nos symboles identitaires et prise de conscience de la
différence entre mémoire et histoire.
Mémoire et histoire
D'entrée de jeu. Il faut définir les termes. La mémoire
n'est pas l'histoire. Les monuments, les places, la toponymie ont moins avoir
avec la connaissance de notre histoire, même si l'une n'est pas étrangère à
l'autre. Depuis les travaux du sociologue français, Maurice Halbwachs sur les
cadres sociaux de la mémoire, nous savons « que toute communauté organisée engendre une
mémoire qui est la sienne propre. Ayant analysé, dans ses premiers travaux,
différents types de groupe (le cercle familial, la classe sociale, la
profession, l'institution), il a montré que leurs membres produisent, puis
partagent un ensemble commun de souvenirs. [L'individu] serait capable, explique-t-il, à certains moments de
se comporter simplement comme le membre d'un groupe qui contribue à évoquer et
entretenir des souvenirs impersonnels, dans la mesure où ceux-ci intéressent le
groupe. » (Maurice Halbwachs, La
mémoire collective)
L'historien français Pierre Nora dans les
lieux de mémoire a bien montré le lien entre histoire et mémoire dans la
configuration des paysages mentaux et réels de la France contemporaine. Un
autre historien français Maurice Agulhon a aussi fait la démonstration dans son
étude sur les figures républicaines, dont Marianne, que de 1789 à nos jours, le symbole de ce buste de femme,
coiffé du bonnet phrygien, n'a cessé d'évoluer au fil des régimes politiques
successifs et selon l'évolution des mentalités de la société française. Selon Agulhon,
Marianne a eu un rôle d'unificateur de la nation par une large diffusion de son
symbole : statues dans les grandes villes, places publiques de villages,
monnaies et timbres. Bref, il est facile d'être convaincu que les symboles, les
statues, les monuments, les places publiques participent à la vie des idées
d'une communauté. Il n'est pas rare comme le note le sociologue Frédérick Guillaume
Dufour que l'histoire puisse être prise en otage des débats publics que ce soit
par les pouvoirs publics ou encore par des groupes qui dénoncent l'hégémonie de
ce pouvoir. Dans le contexte du développement d'une discipline historique liée
à une forme de nationalisme ontologique et épistémologique, « l'autonomie de la
discipline historique face aux exigences des pouvoirs publics est toujours à
risque. Si l'histoire est fréquemment mobilisée par des organisations sociales
nationalistes, elle peut aussi l'être par des acteurs et des organisations qui
attribuent eux aussi des motivations nationalistes ou racistes à des actions
des décisions ou des politiques, mais dans une perspective qui se veut antiraciste
ou anticoloniale. » (Frédérick Guillaume Dufour, La sociologie du nationalisme. Relations, cognition, comparaisons et
processus, Coll. : « Politeia »,
Québec, Presses de l'Université du Québec, 2019, p. 219)
Il existe toujours une tension
entre la mémoire et l'histoire et ce dont on se souvient n'a pas toujours
rapport avec ce qui a été.
Ce
qu'en pensent les historiens...
Dans une entrevue accordée à
Radio-Canada, l'historien Jean-Pierre Le Glaunec de
l'Université de Sherbrooke explique que : « Le 19e siècle,
c'est la période de création des États-nations que l'on connaît aujourd'hui. La
nation, c'est une communauté imaginée, qui repose sur des lieux de mémoire.
Elle a besoin d'un panthéon. Et c'est la raison pour laquelle on voit apparaître,
au 19e siècle, au 20e siècle, toutes sortes de monuments,
de bronze, de granit, qui participent de la construction des panthéons
nécessaires à l'invention des États-nations modernes en Europe, aux États-Unis ou au
Canada. »
Martin Pâquet, professeur d'histoire à
L'Université Laval, affirme pour sa part à Jean-François Nadeau du journal Le Devoir que : Ce n'est pas tant à une remise en cause du passé que
nous assistons, explique l'historien Martin Pâquet, de l'Université Laval, qu'à
l'expression d'« une profonde contestation de l'autorité contemporaine et des
rapports de force qui existent aujourd'hui. »
Portés par l'actualité, ceux qui
entendent déboulonner des monuments contestent une mémoire constituée sur la
domination et entendent en proposer une autre, laquelle reste souvent à
définir. Au Tennessee, par exemple, il est question ces jours-ci de remplacer
un monument érigé à la mémoire d'un personnage lié au mouvement suprémaciste
blanc du KKK par une représentation de la chanteuse country Dolly Parton.
Cependant, la contestation, très
souvent, n'est pas généralisée, observe Martin Pâquet. « Plusieurs citoyens se
braquent contre le déboulonnage, car, en dépit du symbole que l'on déboulonne -
qui peut encore être favorable à l'esclavagisme ? -, ce sont des références
communes et quotidiennes qui sont contestées. » En d'autres termes, nous
assistons en ce moment à un conflit de mémoires, « et non à une éradication de
la mémoire ».
Enfin, dans une entrevue accordée à Alexis de Lancer
dans le cadre de son balado Ça s'explique,
le professeur d'histoire canadienne et coordonnateur d'un numéro spécial de la
revue Arguments sur cette question
fait remarquer que ce qu'il y a de significatifs du contexte actuel c'est que
cette poussée de fièvre s'attaque aux symboles mis en place à la fin du 19e
siècle liés aux symboles d'affirmation des identités nationales. Ce que nous
vivons actuellement, poursuit-il, c'est que les symboles attaqués jouent le
rôle de raccourcis symboliques pour les défenseurs de certaines causes. Ce
qu'il raconte de plus marquant à mes yeux c'est que la mise en place ou le
déboulonnage de statues nous en dit plus sur leurs auteurs que sur l'histoire
qui est en cause.
Faire appel à l'histoire...
Qu'importe l'angle abordé, ce que nous devons
convenir c'est que ce mouvement anti-mémoriel est une sorte
d'instrumentalisation de l'histoire par des militants et s'il n'est pas
inopportun de débattre de ce qui devrait apparaître dans nos espaces publics,
la manière de le faire importe afin que le débat public ne soit pas confisqué
par des minorisés agissantes. Il apparaît opportun de faire appel aux
historiennes, aux historiens et au grand consensus de l'historiographie pour
guider nos choix collectifs. Ce qui est dommage c'est que depuis une décennie l'histoire
comme discipline est de plus en plus délaissée.
En 1992-1993, année record pour les nouvelles
inscriptions dans les programmes de premier cycle, 1210 étudiants entamaient un
baccalauréat en histoire au Québec, contre 600 en 2017-2018, soit une baisse de
moitié au chapitre du recrutement. Après des fléchissements et des remontées,
les taux d'inscriptions déclinent de 39 % depuis 2011.
Ce qui
est paradoxal c'est qu'au moment où on a le plus besoin de l'histoire, d'historiennes et d'historiens, les groupes militants cherchent à réécrire
l'histoire à travers le prisme de leurs intérêts. Pour le Québec, cela pose
l'enjeu particulier de l'existence même de la nation québécoise. Nous devons à la fois réinterroger nos
symboles hérités du passé dans le cadre d'un débat public en s'appuyant sur la
communauté historienne comme expert et nous prémunir contre la confiscation des
enjeux du débat public par des minorités agissantes aux causes nobles, mais à
l'esprit parfois embrumé. Il faut dire non au grand déboulonnage...