Dans un livre paru en 2015, intitulé Silencing the Past: Power and Production of History, l'anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot met bien en évidence le lien entre le pouvoir et la production de l'histoire. Selon Trouillot, « L'histoire est le fruit de l'arbre du pouvoir. » Le récit met en valeur l'histoire des vainqueurs et rend invisibles les perdants. Réflexion sur l'écriture de l'histoire en ces temps troubles de questionnements sur le racisme et sur la violence faite aux femmes...
Comment écrit-on l'histoire ?
Au-delà des récits et des trames narratives qui sont suggérées par les historiennes et les historiens à la société, il faut comprendre que le pouvoir et son emprise sur l'histoire s'exercent en quatre moments cruciaux : « celui de la formation des sources historiques, de l'archivage, de l'utilisation et de la sélection des preuves historiques ; et, enfin de la production du récit historique » (Myriam Cottias et Audra. A. Diptee, « L'avenir de l'esclavage : l'histoire sociale comme histoire radicale » dans Histoire sociale/Siocial history, vol. LIII, no 107, Mai 2020, p. 6)
Cela est important à comprendre quand on veut comprendre l'histoire d'une collectivité donnée. Jeune étudiant à la maîtrise, mon sujet portait sur la condition des étudiants à Montpellier au début des universités. Les sources avec lesquelles je travaillais étaient issues du cartulaire de l'Université de Montpellier. Les textes qui s'y trouvaient traduisaient les opinions et les valeurs de ceux qui encadraient les étudiants. C'est dire que souventes fois l'image des étudiants était peu favorable. Ce qui m'avait amené à intituler en dérision l'un de mes chapitres ; La saga des vagabonds. Ce qui était vrai pour les étudiants montpelliérains est vrai pour bien d'autres sujets étudiés par l'histoire notamment les femmes et les minorités racisées. C'est même vrai pour le Québec. Si l'on se donne la peine de lire les historiens Canadiens anglais, on constatera notamment les tentatives de minimiser l'existence d'une nation québécoise ou encore l'on attribuera à cette société française de nombreux défauts dont celui de l'intolérance, relent d'une vision faisant du Québec une société traditionnelle et intolérante.
Patriarcat et colonialisme au Canada
Si je vous parle de cela ce matin c'est une façon originale d'aborder la question des victimes du patriarcat au Québec et au Canada (les violences faites aux femmes) et du colonialisme (racisme systémique et oppression des nations autochtones). Depuis quelques mois, les débats fusent de toute part sur la présence ou non au Québec de racisme systémique ou encore sur l'opportunité ou pas des victimes de violence sexuelle de dénoncer dans l'anonymat sur les réseaux sociaux. Je ne souhaite pas aborder ces questions de front, mais plutôt susciter chez vous des réflexions qui pourront amener une prise de conscience sur l'existence réelle de problèmes de justice et d'équité envers certains de nos concitoyens et de nos concitoyennes. Avec des nuances et des adaptations essentielles, peu nombreux seront celles et ceux qui nieront l'existence d'une forme de racisme au Québec et au Canada et de la présence d'une culture du viol qui en filigrane vient conditionner nos rapports entre hommes et femmes. Il faut reconnaître avec Myriam Cottias et Audra. A. Diptee que : « les héritages du colonialisme et du système d'esclavage sont divers. Ceux-ci incluent le racisme institutionnalisé, la pauvreté racialisée, la marginalisation sociale des gens de couleur, le système économique néo-libéral qui facilite l'expansion du trafic d'êtres humains et, bien sûr, l'imposition d'une forme d'impérialisme économique sur les anciennes colonies de France et d'autres pays européens. » (Ibid. p. 7)
Une fois cela dit, il faut néanmoins faire les nuances qui s'imposent si l'on veut bien comprendre les dynamiques et si l'on veut être capable d'en comprendre les effets dans nos vies aujourd'hui. Cela nécessite une compréhension fine de notre histoire.
L'esclavage, les Premières Nations et la nation québécoise
Ce n'est pas faire preuve de parti-pris pour un nationalisme à outrance d'attester la présence au Québec d'une nation québécoise, celle-ci formée d'une majorité d'ascendances canadiennes-françaises et de reconnaître une trajectoire particulière à ce peuple unique que représentent les Québécois dans les Amériques et d'y voir aussi l'emprise de puissances coloniales sur son destin. Bien sûr aujourd'hui peu nombreux sont celles et ceux qui souhaitent prendre en compte les statistiques d'hier faisant de nous des citoyens de seconde classe dans notre propre maison, mais ces réalités ont existé. L'exploitation du travail des femmes et des enfants, la discrimination systémique des francophones au Canada et au Québec, le peu d'emprise des Québécois francophones sur leur économie sont autant de facteurs qui ont mené à un long combat dont nous avons remporté certaines manches. Ce qui fait aujourd'hui que nous vivons un sort beaucoup plus enviable que nos ancêtres. Cela ne fait pas pour autant du peuple québécois, un peuple modèle ou un peuple élu par Dieu.
Dans un livre paru récemment en 2019, l'historienne Lucia Ferretti narre l'histoire des 50 dernières années de revue l'Action nationale. Sous la plume de l'auteure, nous pouvons voir le Québec vivre d'intenses débats liés à l'existence de la nation québécoise. Nous pouvons diverger d'opinions sur certaines affirmations que l'on retrouve dans ce livre ou sur certaines interprétations, mais une chose est certaine, par exemple il est clair que la nation québécoise n'a pas joué un rôle de colonisateur ou d'esclavagiste. Ce qui ne signifie pas que nous n'avons pas intégré parfaitement l'ordre patriarcal dans nos relations hommes-femmes.
Le Québec a fait preuve de résilience dans son histoire, mais ce qui lui a permis de vraiment se transformer c'est qu'il s'est approprié à un moment la trame narrative de son parcours et cela a contribué à son émancipation.
S'approprier notre histoire
Dans l'article déjà cité de Myriam Cottias et Audra. A. Diptee, à la toute fin de l'introduction de ce numéro spécial sur La mémoire, l'esclavage et le pouvoir, la citation la plus révélatrice est la suivante : « Le premier pas vers un démantèlement de ces injustices sociales et économiques doit être la rédaction d'une version de l'histoire qui déstabilise les récits hégémoniques qui continuent de faire des torts au XXIe siècle. » (Loc. cit.)
Qu'est-ce à dire ? Cela signifie qu'il est de notre intérêt à tous d'entendre dans notre espace public des révélations sur les injustices commises envers les personnes racisées, les autochtones et les victimes de violence sexuelle. Il est de toute première importance de donner la parole à ces exclus et à ces perdants dans le discours hégémonique ambiant. En même temps, il est aussi impératif de lire et d'écrire l'histoire avec rigueur et nuances. Par exemple, dans ce numéro de la revue, il y a un article consacré à Marie-Victoire Rousseau, une esclave noire, mais qui grâce à ses relations privilégiées avec des blancs réussit à s'émanciper. (Jennifer L. Palmer, « She Persisted in her revolt: Between Slavery and Freedom in Saint-Domingue » dans Histoire sociale, vol. LIII, no 107, mai 2020, p. 11-41.)
Une connaissance fine de cette réalité historique donne une coloration particulière à la découverte que j'ai faite il y a quelques années où l'un de mes lointains aïeuls avait épousé une esclave noire et il est venu vivre avec elle à Montréal au 18e siècle. La lecture de l'article de Palmer nuance l'impression que j'en avais. Ce geste que je croyais à tort un geste de révolte contre l'ordre établi s'inscrivait dans les mœurs et les coutumes de l'époque à Saint-Domingue. Voilà où peut conduire une connaissance fine d'une histoire rigoureuse , même écrite par des historiennes qui se réclament d'une histoire radicale. C'est pourquoi il est important d'écrire son histoire...