Il était une fois, dans un monde devenu numérique et
continuant sa progression en ce sens, des habitants qui, de plus en plus, font
fi de ce qui est extérieur au périmètre de leur petit monde immédiat et quotidien.
Dans leur monde, les rapports avec d'autres humains passent
très souvent par un écran. Dans leur monde, aussi, les outils de performance
sont intégrés à la trotteuse des secondes du quotidien. Évidemment, la
trotteuse est aussi devenue numérique! Cela passe par des notifications qui
attirent l'attention pour des riens. Mais des riens qui bousculent toute autre
interaction avec autrui, par exemple! Juste au cas où il s'y cacherait
l'affaire, la chose, l'événement absolu, unique dont la vie dépend
tellement!
L'agenda et les rappels automatiques enchaînent les
habitants en leur faisant croire que leur performance est toute saine et
qu'elle assure leur liberté.
Et ça, les habitants, leur liberté, ils y tiennent plus que
tout.
C'est devenu le grand biais de leur vision des choses.
On voit tout à travers les filtres biaisés de notre vie
résolument basée sur le moment présent. Toute entrave à notre parcours
quotidien minuté à la seconde est condamnable.
Et la condamnation, les habitants, ils savent y faire!
Même si je généralise un peu, ce monde, c'est le nôtre. J'en
fais partie aussi.
J'ouvre ici une parenthèse pour semer une image illustrant
mon propos. C'est une situation vécue l'autre jour et lors de laquelle, le moi
s'est exprimé très fort! J'allais faire le remplissage de deux bonbonnes de gaz
propane. L'employé est en train de me faire payer le montant et de m'indiquer la
suite des choses pour faire le plein. Par-dessus mon épaule, un homme
interrompt : « je veux du propane pour mon VR. » L'employé a le réflexe de montrer un tableau
avec les prix des différentes dimensions de bonbonnes. Il n'a visiblement pas
bien saisi la demande. Le gars du VR l'envoie promener d'un geste de la main en
disant : « Ciboire, je peux-tu parler à quelqu'un de compétent? Je
passerai pas la crisse de soirée icitte, moé! »
J'ai regardé l'employé avec ce goût de m'excuser au nom des
autres humains. Il ne saisissait pas qu'un VR était un véhicule récréatif.
Maintenant, il sait. J'avais le goût d'ajouter que le gars avait visiblement
besoin de vacances, mais j'ai gardé ce sourire pour moi...
Rendu à la station d'approvisionnement de propane, le
préposé sur place branche le connecteur presque sous le VR, se couchant sur un
grand carton préalablement déployé. « L'accès est souvent
difficile! », dit-il simplement. Le client repart : « Ça, c'est
des ingénieurs du crisse qui pensent de même. Pis y sont toutes de même! »
Dans ma tête, je revoyais les publicités vantant la paix et
la douceur de la « vanlife »!
Fin de la parenthèse. Je sais que c'est une anecdote. Je
sais que toutes et tous ne sont pas aussi impatients et ne sont pas non plus
tous embarqués de façon servile dans le monde numérique. Mais je sais par
contre que la notion de la liberté individuelle est souvent hors contrôle dans
son application même.
Faire fi...
Je vous raconte tout ça pour démontrer que nous avons à
prendre conscience et à agir, ultimement, dans des dossiers comme les
changements climatiques, le vieillissement de la population, l'effritement du
filet social et le logement qui devient un luxe plutôt qu'un droit pour
plusieurs, tout ça alors qu'on fait fi de tout ce qui peut perturber notre
quotidien.
Faire fi, c'est considérer quelque chose avec dédain.
Comme ces millions de personnes qui suivent Trump et font
fi, comme lui, du système de justice, des médias, de la gouvernance politique
et quoi encore? Ils le suivent avec l'impression de suivre un ami qui est, qui
pense et qui agit exactement comme eux, on dirait.
Faire fi. Même du danger.
Le danger de vivre dans un monde où la justice n'est pas
exercée ou, quand elle l'est, pas par le bon juge. Un monde où on peut insulter
n'importe qui, allant du juge au politicien, en passant par la police et les
médias. Le danger de ne pas être capable de se projeter dans un monde où on a
le droit de saccager les institutions comme le Capitole à Washington.
C'est tout ça qui m'inquiète.
On fait fi du danger, les yeux résolument tournés vers
nous-mêmes, refusant de voir derrière et surtout pas devant.
Le bras et le poing levés, mais les yeux aveugles.
Si ce danger n'était possible qu'aux États-Unis, je serais
peut-être un peu moins inquiet...
Clin d'œil de la semaine
Dixit un américain réagissant à la condamnation de
Trump : « Quand il était président, les frontières étaient fermées et
il n'y avait plus de guerre. C'était parfait... »
On peut maquiller les souvenirs jusqu'à ce qu'ils deviennent
des fantasmes, je crois bien!