Ce texte est écrit le samedi 19 octobre. Au moment où vous lirez celui-ci, les résultats de l'élection de lundi seront connus. Je n'ai pas voulu attendre à mardi pour commenter l'élection fédérale, car, quel que soit le résultat, mon analyse sera la même. Regards critiques sur un pays qui se cherche et qui est plus divisé que jamais.
État des lieux
Si l'on se fie aux plus récents sondages, le résultat de l'élection de lundi les aura confirmés ou non. Les deux grands concurrents, le Parti libéral de Justin Trudeau et le Parti conservateur d'Andrew Scheer ont été incapables de faire un maître dans cette campagne tant au Québec que partout au Canada. Pire encore, le pays apparaît plus divisé que jamais entre l'Ouest propétrole et le centre (Québec et Ontario) qui souhaite une économie plus verte avec l'appui des Britanno-Colombiens. Cette fracture du pays épouse les activités économiques de chacune des régions du Canada. Encore que cette affirmation est relative au sens où les populations qui résident au Québec et en Ontario sont aussi divisées sur la question.
Le Canada est fracturé selon les activités économiques de ses régions, mais aussi sur la base de questions comme la langue et les appartenances nationales comme le prouve les débats malsains autour de la loi 21 du Québec, loi décriée et méprisée par l'intelligentzia canadienne. Entre notre dépendance au pétrole et aux symboles identitaires, la marge de manœuvre de la classe politique pour unir le pays autour de grands objectifs est bien mince. C'est ce qui explique le succès de partis politiques comme le Bloc québécois qui doit sa popularité à l'affirmation nationaliste du Québec, laquelle est canalisée par François Legault. La remontée du NPD n'est pas étrangère au sentiment assez répandu que nos gouvernements sont acoquinés aux riches et aux puissants de ce monde et qu'ils ne gouvernent pas pour la majorité de la population.
Il faut ajouter à cela la désillusion et le cynisme de la population envers la politique. Ces phénomènes sont encore plus vivaces aujourd'hui, car Justin Trudeau a déçu. Il a si bien incarné l'espoir d'une nouvelle façon de faire de la politique qu'il en aura été la principale victime comme je suis persuadé que le montreront les résultats de l'élection qui me sont inconnus en ce moment. Au lendemain de l'élection, le 21 octobre 2015, j'ai écrit : « 20 octobre 2015, 0 h 27, élection d'un gouvernement libéral majoritaire. J'entends Justin Trudeau nous parler d'espoir. J'entends ce jeune chef du Parti libéral du Canada (PLC) affirmer que nous serons toujours au cœur de son gouvernement. Je l'entends aussi réitérer ses principaux engagements électoraux. Renforcer la classe moyenne, investir dans nos communautés, renouveler nos infrastructures et rétablir le dialogue entre tous les Canadiens sans les diviser, mais pour plutôt les rassembler. J'irai dormir heureux de voir une nouvelle époque naître de cette longue histoire de notre pays... Justin Trudeau nous a dit sa volonté de faire de la politique autrement. Il s'est engagé à réinvestir dans nos communautés et nos infrastructures. Il a témoigné de son engagement à construire un pays respectueux de son environnement. Surtout, il a affirmé vouloir nous rassembler plutôt que de nous diviser. Discours reçu monsieur le premier ministre. »
Aujourd'hui, le Canada, qu'importe le résultat de l'élection de lundi soir, est plus désuni que jamais. Pourquoi donc ?
Nous ne sommes plus capables de rêver
Le sociologue et historien Gérard Bouchard vient de publier un nouveau livre aux Éditions du Boréal au début d'octobre intitulé : Les nations savent-elles encore rêver ? Ce livre savant s'inscrit dans les préoccupations de recherche de Gérard Bouchard sur les imaginaires nationaux et sur la fin des récits collectifs. Dans ce livre, l'auteur nous propose une analyse approfondie des mythes nationaux de plusieurs pays en se concentrant particulièrement sur le cas des États-Unis, l'Acadie, le Canada et le Québec. Je me concentrerai sur ce que Gérard Bouchard nous apprend des mythes et archémythes nationaux du Québec, de l'Acadie et du Canada parce que ces imaginaires nationaux à la dérive ont été au cœur de la dernière élection fédérale dont les résultats ont été connus lundi soir denier. Sans résumer ici le propos de l'auteur, ce sera un peu fastidieux, permettez-moi de vous citer quelques passages sur l'Acadie, le Québec et le Canada.
L'Acadie
Sur l'Acadie, Gérard Bouchard conclut en écrivant : « De tout ce qui précède, je tire une conclusion, en cinq points : 1. Depuis quelques décennies, un écart grandissant s'est creusé entre la population et les élites intellectuelles ; 2. Les dispositions dépressives de ces élites sont trompeuses, ne reflétant pas vraiment l'état d'âme de l'ensemble de la société ; 3. L'Acadie "d'en bas" continue concrètement d'avancer dans plusieurs sphères de la société ; 4. Les milieux populaires, surtout, entretiennent présentement le fondement symbolique de l'Acadie en persistant à perpétuer des piliers de l'ancien imaginaire national ; 5. Il serait surprenant que les intellectuels parviennent à reconstruire l'imaginaire national sans le nourrir de ce matériau. » (Gérard Bouchard, Les nations savent-elles encore rêver. Les mythes nationaux à l'ère de la mondialisation, Montréal, Boréal, 2019, p. 161 [Collection Essai]).
Ce qui amène Bouchard à conclure que la tâche des élites de l'Acadie consiste à « ... traduire les vieux mythes directeurs en de nouveaux mythes dérivés qui en retiennent l'esprit tout en les articulant au contexte présent, de façon à assurer les angoisses et les défis, et à ouvrir des voies concrètes pour l'avenir ». (Ibid. p. 169)
Le Québec
Sur le Québec qu'il compare à l'Acadie, Gérard Bouchard écrit : « toutefois, ces valeurs (fierté et audace) sont en partie contrecarrées par les mythes associés à la condition minoritaire. Inspirés par un sentiment de fragilité, qui est une source d'insécurité, ces mythes incitent à la prudence et à la modération ; ils imposent un devoir de patience, de survie et de conservation. Or le devenir du Québec s'est joué, lui aussi, dans les frictions entre des mythes contradictoires ; d'un côté un mythe directeur qui pousse vers l'avant, qui soutient des élans de redressement, de reconquête ; de l'autre, un mythe directeur qui, le plus souvent, inhibe ou retient. Ces mythes se rejoignent cependant dans une puissante éthique de continuité dans ce que l'on pourrait appeler un devoir d'avenir... » (Ibid. p. 170)
Le Canada
C'est concernant le Canada que Gérard Bouchard est le plus pessimiste : « D'autres motifs s'ajoutent au sentiment de pessimisme évoqué plus haut. Une, limite bien connue de l'imaginaire canadien est attribuable à la grande diversité du pays, d'où découle une incapacité à mobiliser pleinement l'ensemble des citoyens. Ce constat qu'on retrouve chez divers auteurs se vérifie tout particulièrement à l'égard des Québécois et des Autochtones, en ce qui concerne notamment l'identité et la mémoire. Cette situation inspire un appel assez fréquent à la formulation de véritables mythes pancanadiens qui seraient fondés sur un récit transculturel. » (Ibid. p.226)
Gérard Bouchard ne manque pas de souligner des contradictions entre les mythes de l'imaginaire canadien et la réalité du monde vécu. Par exemple, il note le paradoxe d'un pays qui se veut le siège d'une nation pluraliste, mais qui est incapable de reconnaître les manifestations les plus évidentes comme la reconnaissance des peuples autochtones, acadiens et québécois. Mieux encore, Bouchard note la discordance entre le discours des élites canadiennes et la population. Il croit tout comme D. Bricker et J. Ibbitson voir une profonde mutation s'opérer dans la société canadienne « ... à savoir le déplacement du poids démographique, économique et politique de l'Est vers l'Ouest. Ce phénomène annoncerait la fin du vieux "consensus laurentien" édifié parmi les élites libérales coalisées (politiciens, hauts-fonctionnaires, journalistes, universitaires) de l'Ontario et du Québec. Porté en bonne partie par les immigrants ou des descendants d'immigrants récents, ce déplacement contribuerait à façonner un Canada plus conservateur et mettrait fin à la vieille dualité francophones-anglophones. » (Ibid. p. 228)
Le résultat de lundi soir
Vu du Québec, il est assez surréaliste de voir poindre la possibilité d'un gouvernement minoritaire conservateur en pleine crise de lutte aux changements climatiques. Un parti qui nie les changements climatiques et qui veut comme premier geste abolir la taxe sur le carbone en parfait accord avec ses alliés naturels d'un état pétrolier, Doug Ford et Jason Kenny. Tout cela dans un scénario qui lui permettrait de gouverner en comptant sur l'appui complice des nationalistes québécois incarnés par le Bloc d'Yves-François Blanchet. Un Bloc largement aidé par l'homme fort du Québec qu'est François Legault. Après « moins d'immigrants, pour en prendre soin », ça sera désormais « Mon rapport unique d'impôt contre ta planète ». Surréaliste.
Pourtant, sous la plume de Gérard Bouchard, inspiré en cela par plusieurs études de politologues canadiens, c'est l'élection d'un gouvernement progressiste qui constituerait une surprise. Lisons encore Bouchard dans ce livre tout juste sorti des presses : « Cette thèse force à poser de nouveau une question lourde de conséquences : le règne des conservateurs (2006-2015), qui se sont employés, sous le leadership de Stephen Harper, à défaire la société décente, n'était-il qu'une simple parenthèse dans la tradition bien établie du Canada progressiste, parenthèse, qui se serait refermée en 2015 avec l'élection des libéraux de Justin Trudeau ? Ou cette élection des libéraux n'est-elle pas elle-même une anomalie au sein d'une nouvelle tendance longue qui sera bientôt corrigée ? C'est ce dernier scénario qui devrait prévaloir, si on croit Bicker et Ibbitson ». (Ibid. p. 239)
Vous avez aujourd'hui la réponse en vertu du résultat des élections de lundi dernier. Cette réponse nous aidera à savoir si la politique canadienne sert encore aujourd'hui à nous unir ou à nous désunir...
jacquette: Éditions Boréal