Il y a quelques semaines, je déplorais dans une chronique intitulée Fausses notes le nivellement par le bas que nous révélait le tripotage de notes des élèves du primaire et du secondaire. Cela rappelait cette tendance bien de chez nous à refuser de faire face à la réalité et à tenter de l'aménager pour mieux paraître. Ce qui est vrai pour les niveaux scolaires du primaire et du secondaire l'est aussi pour nos collèges et nos universités.
Aujourd'hui, tous les partis politiques semblent accorder une priorité à l'éducation. Ce qui en soi est une bonne nouvelle. Néanmoins, ce discours politique reste de bonnes intentions et rien ne prouve que cela sera suivi par des actions énergiques pour les traduire dans la réalité. Depuis le printemps érable, le financement des universités est devenu un sujet tabou ou presque.
On peut si l'on cherche bien trouver des lieux de débats sur l'importance de l'éducation pour former notre jeunesse. Sur le fond cependant, nous prônons encore malheureusement une vision de l'éducation utilitariste. L'École, le Collège, l'Université ne seraient là semble-t-il que pour fournir des compétences permettant à celui qui les reçoit d'occuper un bon emploi lucratif. Encore la dérive du fétichisme de l'argent et de la consommation. Pourtant, l'Éducation n'est pas a priori une chose monnayable. Elle doit avoir des visées plus hautes et plus généreuses.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que ces débats ont cours. Cette année, 2017 marque le 150e anniversaire du Discours de St Andrews prononcé par le philosophe anglais John Stuart Mill. Réflexions d'un philosophe libéral sur l'éducation qui donne matière à s'interroger...
Le discours de St Andrews
Alors qu'il devient recteur honoraire de l'Université de St Andrews, John Stuart Mill prononce en 1867 un important discours dans lequel il expose ses idées sur l'université et l'éducation. En une époque qui ne jure que par l'économie marchande et l'information-spectacle, il n'est pas inutile de se rappeler les sages propos de ce philosophe libéral du 19e siècle qui viennent d'être rendus publics par les Presses de l'Université Laval qui l'ont publié un peu plus tôt cette année et qui nous est présenté par Normand Baillargeon, Antoine Beaugrand-Champagne et Camille Santerre Baillargeon sous le titre. John Stuart Mill, Sur l'université. Le discours de St Andrews. (Baillargeon, Normand et coll. John Stuart Mill, Sur l'université. Le discours de St Andrews, Québec, Presses universités de Laval, 2017, 87 p.).
Qui est John Stuart Mill
Il faut bien comprendre que Stuart Mill prêchait par l'exemple. Il était un fier autodidacte. Il fit l'apprentissage du grec dès ses 3 ans. À 12 ans, il avait lu tous les classiques du corpus de l'éducation libérale usuelle tout en ayant étudié la littérature, l'algèbre, l'histoire et la géométrie. Il commence dès lors à s'intéresser à l'économie politique, au calcul différentiel et intégral et à la logique. John Stuart Mill est un individu hors-norme et vraiment remarquable. Il s'inscrivait dans les pas des libéraux radicaux de son époque et souhaitait plus que tout avoir une influence réelle et pratique sur le monde dans lequel il vivait. Ses principaux ouvrages en témoignent, Système de logique en 1843, Principes d'économie politique en 1848 et Considerations on representative government en 1861. Trois autres ouvrages marquants se sont ensuite ajoutés soit De la liberté en 1859, L'utilitarisme en 1862 et son plaidoyer en faveur des femmes en 1869 De l'assujettissement des femmes. (Baillargeon, Normand et coll., John Stuart Mill, ibid. p.13-14) Parmi les sujets qui ont beaucoup préoccupé Mill, il y avait l'éducation. Pour ce philosophe libéral, « l'éducation et les moyens qui permettraient de l'améliorer sont en Angleterre, l'objet d'une constante préoccupation » (Baillargeon, Normand et coll., John Stuart Mill, Ibid. p. 15).
Qui plus est pour John Stuart Mill, l'éducation est à la fois un art et une science. Elle doit à la fois permettre à l'individu de trouver le bonheur tout en lui permettant d'acquérir des compétences qui seront utiles aux autres.
Mill était donc un réformateur social utilitariste, démocrate et égalitariste. Une sorte de prodrome de nos personnalités de gauche contemporaine. L'éducation selon lui devait à la fois former des personnes capables non seulement de développer leurs capacités, mais aussi de favoriser entre ces personnes bien formées aux têtes bien faites une coopération afin de transformer le monde et de le libérer de toutes les oppressions. (Baillargeon, Normand et coll., John Stuart Mill, Ibid. p. 22.) Ce qui était vrai au 19e siècle en Angleterre l'est-il moins au Québec au 21e siècle?
L'exemple de l'université
De nos jours, l'université est perçue comme un lieu de création de richesse et de transfert de connaissances vers les entreprises pour créer de la valeur ajoutée. Dans cette perspective, il est de bon ton de dévaloriser certaines disciplines des sciences humaines dites des « sciences molles » au profit des sciences plus rentables que représentent l'ingénierie, l'informatique, les sciences, la médecine appelées « les sciences dures ». Pourtant, nous vivons une époque trouble privée de ses repères essentiels qui sont le plus souvent fournis par la philosophie, l'histoire, la sociologie, l'éthique. L'université doit-elle a priori former des travailleurs pour les transnationales ou plutôt former des citoyens?
Stuart Mill était clair là-dessus : « Le rôle que devrait jouer une université dans l'éducation nationale est assez bien compris. À tout le moins, il y a un accord assez général sur ce qu'une université n'est pas : un endroit pour l'éducation professionnelle ». (Baillargeon, Normand et coll., John Stuart Mill, Ibid. p. 30.)
Mieux encore, Stuart Mill dans un extrait qui invite à la réflexion indique clairement que « les universités ne sont pas faites pour enseigner les connaissances spéciales qui mettent l'homme à même de gagner sa vie. Leur but n'est pas de former des légistes, des médecins, des ingénieurs, mais des hommes cultivés et compétents. » (Baillargeon, Normand et coll., » Ibid. p. 30).
Et c'est ici que nous arrivons au plus intéressant. Ce que nous devrions retenir comme enseignement aujourd'hui des écrits de l'homme d'exception que fut John Stuart Mill :
« Les hommes sont hommes avant d'être avocats, médecins, marchands ou manufacturiers et, si vous en faites des hommes sensés et compétents, ils deviendront par cela même des avocats et des médecins compétents et sensés. Ce que ceux qui se destinent à une profession doivent emporter d'une université, ce n'est pas la science de leur profession, mais ce qui peut diriger et éclairer la spécialité technique de leur travail.
On peut être un homme de loi compétent sans avoir reçu une éducation générale; mais il appartient à l'éducation générale de donner à l'homme de loi l'esprit philosophique qui cherche des principes et les saisit, au lieu de charger sa mémoire de détails, et il en va ainsi de toutes les autres professions, y compris les métiers manuels. L'éducation fera d'un homme un cordonnier plus intelligent que les autres, si tel est son état, non pas en lui apprenant à faire des souliers, mais en exerçant son esprit et lui imprimant certaines habitudes. » (Baillargeon, Normand et coll., John Stuart Mill, Ibid. p. 31.)
Non au nivellement par le bas
Les réflexions de John Stuart Mill sur l'éducation dans son célèbre discours de St Andrews sont riches d'enseignement. Il refuse d'assimiler l'éducation à une vulgaire marchandise et accorde de l'importance au rôle de l'éducation pour transformer le monde dans lequel nous vivons. Il refuse le nivellement par le bas comme en témoigne notre manipulation des notes des élèves pour mieux dorer notre égo collectif de réussite. Il s'inscrit en faux contre cette idée que l'université est là pour créer de la richesse et pour permettre à celles et à ceux qui la fréquentent d'améliorer leur sort individuel. La pensée de John Stuart Mill est un puissant antidote à cette propension que nous avons à niveler par le bas et à faire feu sur l'excellence...