Le sociologue Joseph-Yvon Thériault a popularisé le concept de Faire
société. Ce concept est au cœur de son œuvre. Il s'intéressait tout particulièrement à l'agir politique à
partir d'une trame commune récurrente : la société civile. Dans ce
dessein, Thériault voyait la société civile comme projet utopique, comme projet
politique, comme communauté d'histoire et finalement, comme mode de
gouvernance. Si j'évoque Joseph-Yvon Thériault ce matin, c'est pour nous aider
à mieux comprendre les causes et les origines de la déliquescence du modèle
d'affaires classique de nos médias québécois et canadiens qui a eu pour
conséquence l'annonce majeure du Groupe TVA qui a mis à pied 547 employés
jeudi dernier et annoncé la fermeture de ses stations régionales et l'abandon
de la production à l'interne. Ces mises à pied stratosphériques s'ajoutent aux
140 autres annoncés plus tôt.
Un véritable jour noir pour le
monde des médias québécois et pour la culture française et pour l'écosystème de
production télévisuelle québécoise. Quoi que l'on en pense, nous sommes tous
responsables de l'état actuel des choses. Nos choix individuels sont la
principale cause de ce cataclysme pour la culture québécoise. Réflexions à
chaud sur l'avenir des médias au Québec.
Quelques
chiffres sur les médias au Québec
Pierre-Karl Péladeau a, depuis de
nombreuses années, agi comme le canari dans la mine dénonçant sur toutes les
tribunes les circonstances défavorables pour le modèle d'affaire des médias
québécois. Il s'est plaint de l'injustice de certaines règlementations du CRTC,
a mené une partie de bras de fer contre l'empire de Bell et de RDS devant le
CRTC, déploré le manque de soutien des gouvernements avec ses programmes de
crédit d'impôt et tutti quanti... Que l'on aime ou pas Pierre-Karl Péladeau, on
doit reconnaître qu'il n'avait pas tort. La décision qu'il a annoncée jeudi
dernier quant aux mesures draconiennes mises en place pour sauver TVA est une
preuve éloquente que ses babines suivent ses bottines.
Si l'on prend la peine de parcourir
quelques chiffres sur les médias au Québec, nous sortons de l'exercice un peu
catastrophé. Prenons par exemple le volet de l'information. On y apprend que la
télévision est la principale source d'information pour 52 % des gens. Les
journaux (imprimés et numériques) et la radio traditionnelle ne sont,
respectivement, considérés à ce titre que par 15 et 5 % des répondants.
Pour leur part, les médias sociaux occupent ce premier rang pour 16 % des
personnes interrogées. Leur popularité est plus grande chez les moins de 35 ans
où ils devancent la télévision par une bonne dizaine de points. Le temps consacré
par les Québécois de langue française à écouter des nouvelles à la télévision
traditionnelle a baissé de 19 % entre 2011 et 2019. Il est toutefois
revenu, en 2020, au niveau qu'il atteignait en 2011 en raison du grand intérêt
pour l'information concernant la pandémie. Quatre Québécois francophones sur
dix désignent un support en ligne (site ou application, réseau social ou autre
plateforme) comme principale source d'information, une proportion qui passe à
six sur dix chez les moins de 35 ans. Pour eux, les favoris dans cet
univers numérique sont, dans l'ordre, les médias sociaux, les journaux, et, de
manière indifférenciée, la télévision et la radio. Pour les plus vieux, médias
sociaux et journaux sont au coude-à-coude. Ces chiffres concordent avec les
propos tenus par Pierre-Karl Péladeau lors de son éprouvante conférence de
presse pour nous annoncer la mauvaise nouvelle de jeudi dernier. Que nous
disait-il ? Simplement que les gens n'étaient plus à l'écoute, surtout les
moins de 35 ans, que la télévision généraliste peinait difficilement à
survivre à la fragmentation des auditoires au profit des plateformes de diffusion
en continu comme Netflix, Paramount, Apple, Disney, Crave, Tou.TV et TVA+ et
toutes les autres. On constate que TVA et ses émissions sont encore populaires
auprès du public, mais que comme les autres télés généralistes, elle a du mal à
connecter avec les moins de 35 ans qui n'écoutent plus la télé. Pire
encore, 80 % des revenus publicitaires sont aux mains des réseaux sociaux.
Pire encore, les plateformes de diffusion en continu ajoutent la publicité à
leur arsenal. On peut ainsi bénéficier d'un prix moindre pour un abonnement
mensuel si l'on accepte la publicité. Le modèle d'affaire classique des médias
est brisé. L'avenir s'annonce sombre et cela ne peut pas être sans conséquence
pour la culture québécoise, son rayonnement et pour la langue française.
L'avenir du Québec devant
l'ubérisation des sociétés
Ces dernières semaines, le chef du Parti Québécois, Paul
St-Pierre Plamondon s'est fait fort de remettre à l'ordre du jour la vieille
question de la souveraineté du Québec. J'ai eu l'occasion de dire ce que j'en
pensais dans des chroniques précédentes. Il m'apparaît que face au phénomène de
l'ubérisation de nos sociétés, le Québec aura fort à faire dans les années à
venir pour protéger sa langue et sa culture française devant ces phénomènes et ces
tendances lourdes qui veulent faire de nos sociétés des édulcorations d'un
monde lisse et univoque. Les secousses vécues quant à l'avenir de nos médias,
véritables lieux de reconnaissance et d'affirmation de qui nous sommes, est un
sinistre présage des mauvais jours qui s'annoncent pour la pérennité de notre
société distincte en Amérique du Nord.
Les phénomènes induits par les sociétés en réseau fort bien
décrits jadis par le sociologue Manuel Castells transforment fondamentalement
nos sociétés et pas toujours pour le mieux. La « Walmartisation et l'Amazonisation »
du commerce en est un excellent exemple. La « Instagramisation et la
Facebookisation » de nos façons de nous informer et d'entretenir le dialogue
entre nous en est une autre. Je ne parle même pas de l'impact à venir de
l'intelligence artificielle avec son cortège de Fake news et de l'invention
d'une autre réalité que celle dans laquelle nous vivons. On pourrait attribuer
tout cela à la technologie, aux réseaux sociaux, à la domination du monde des
données sur le monde réel, mais nous ferions fausse route. Un marteau comme
nous le savons peut servir à construire un abri, mais aussi être une arme meurtrière.
Le problème ce n'est pas ce que nous imaginons, c'est ce que nous en faisons.
Agir
avant qu'il ne soit trop tard...
Ce qu'il faut que nous fassions c'est de prendre conscience
que nos choix individuels ne sont pas sans conséquences pour le monde dans
lequel nous vivons. L'individualisme forcené de nos sociétés, le culte de nos
nombrils, la recherche du bonheur instantané, la perte de nos repères moraux
sont autant de phénomènes qui nous mènent au monde de monstres décrit par
Antonio Gramschi. Plutôt que de Faire société ensemble nous sommes à
défaire société...
Postscriptum
La mairesse de Sherbrooke, Évelyne Beaudin, est au repos. Il serait
tentant pour les uns et les autres de faire de la politique avec son absence.
J'espère que ceux-là s'en abstiendront, car nous sommes tous humains et ce que
vit actuellement madame Beaudin pourrait être vécu par nous-mêmes, nos enfants
ou quelqu'un que nous aimons. J'invite les gens à faire preuve de retenue et à
madame Beaudin de fuir les bruits de la ville et de se reposer afin de nous
revenir en forme pour reprendre ses combats.