L'auteur Étienne Lyrette, un docteur en études urbaines de
l'Institut national de recherche scientifique écrivait dans un article récent
que : « La culture du transport qui a marqué le développement du Québec
des trente glorieuses à nos jours est fondamentalement axée sur l'automobile...
l'essor de l'automobile et sa démocratisation ont laissé un héritage qui marque
encore le paysage québécois et notre relation à la mobilité » Étienne Lyrette.
(Ré) humaniser nos milieux de vie et repensant notre mobilité (p. 175 dans
Yanick Barrette, Le Québec à l'heure des
choix. Montréal, Dialogue Nord-Sud, 2014)
Il n'y a pas d'endroit mieux choisi pour illustrer le propos
de cet auteur que le centre-ville de Sherbrooke. Le centre-ville de Sherbrooke a
connu son plus grand déclin avec l'avènement d'une culture banlieusarde de
centres commerciaux, notamment l'arrivée du Carrefour de l'Estrie, en même
temps qu'avec le triomphe de l'automobile comme mode privilégié de notre
mobilité.
Le capital
et son espace
Alain Lipietz a écrit en 1977 un important ouvrage
intitulé : « Le Capital et son
espace ». Dans cet ouvrage marquant pour les géographes, l'auteur
s'inscrivait dans les perspectives théoriques du marxisme structuraliste pour
lier le développement de l'espace à l'articulation des façons de vivre et de
produire des sociétés. Lipietz prétend que la société recrée son espace sur la
base de son héritage passé et, en même temps, cet espace créé constitue une
contrainte qui dicte l'articulation des rapports entre les gens. Il y a donc,
nous dit Lipietz, polarisation de l'espace social. L'espace devient ainsi un
produit, une marchandise que le capital friand de trouver de nouvelles
opportunités utilisera pour augmenter ses profits.
En mots simples, l'appropriation de l'espace par le capital
pour produire un cadre bâti deviendra un enjeu fondamental du développement
économique et cela ne sera pas sans influence sur les rapports
qu'entretiendront les gens entre eux dans le cadre bâti qui constitue notre
milieu de vie.
Les
promoteurs fabriquent les villes
Mon ancien directeur de thèse de doctorat, Paul André
Linteau, l'un des chefs de file du discours historiographique révisionniste
québécois a le mérite d'avoir vulgarisé la thèse de Lipietz dans son livre
classique intitulé Maisonneuve ou comment
les promoteurs fabriquent une ville publié chez Boréal en 1981.
Une thèse classique en histoire urbaine qui fait la
démonstration que le capital foncier est au cœur de la stratégie du
développement du capital au début du 20e siècle au Québec. L'auteur
nous décrit avec beaucoup de panache le développement de la petite ville de
Maisonneuve qui devient une municipalité distincte de Montréal en 1883. De
paisible village rural de la banlieue montréalaise, Maisonneuve deviendra en
vingt ans un centre industriel important. La publicité de l'époque nous
rappelle Linteau la présentera comme « la Pittsburgh du Canada ».
Maisonneuve sera l'objet de grandioses projets d'embellissement : édifices
publics imposants, spacieux boulevards, vastes parcs de recréation. Rien
n'était épargné pour faire de Maisonneuve une ville phare du début du 20e
siècle. C'est la Première Guerre mondiale qui viendra briser le rêve amorcé en
1883.
Au-delà des faits précis concernant la ville de Maisonneuve,
ce qui importe ici, c'est de prendre acte que ce livre constitue un chapitre
fondamental de l'histoire urbaine du Québec qui ressemble à la trame d'urbanisation
de bien des villes au Québec. On y voit à l'œuvre des promoteurs fonciers qui
ont su combiner à leur avantage intérêts privés et intérêt public. Le passé est
bien souvent garant de l'avenir...
Le nouveau centre-ville
vert de Sherbrooke
Deux grands phénomènes font du plan directeur de
développement du centre-ville de Sherbrooke, un événement marquant pour le
développement de Sherbrooke. Le premier c'est qu'il propose une rupture avec la
culture de l'automobile. Il est pensé pour que l'on revoie notre rapport à la
mobilité. Le second c'est que ce plan a été fait avec la population en amont.
Un participant à l'événement de dévoilement du plan disait se réjouir du fait
qu'à Sherbrooke c'était la première fois qu'un plan d'aménagement n'était pas
dicté par des promoteurs. Que cela soit vrai ou non, une chose est certaine
c'est que le nouveau plan directeur du centre-ville de Sherbrooke offre des
possibilités qui permettent d'envisager un développement durable pour le
centre-ville de Sherbrooke. En soi, c'est une heureuse nouvelle!
Le plan directeur du centre-ville 2020 favorise une
plus grande mixité des fonctions urbaines. Les zones récréatives,
résidentielles, commerciales et institutionnelles sont appelées à se côtoyer.
La concentration des activités favorise ainsi la dynamisation des milieux de
vie, une plus grande densité du cadre bâti et permet la mise en place de modes
de transport plus variés, dont le transport collectif et le transport actif.
Plus encore, le plan directeur prévoit la disparition de nombreux
stationnements, le déplacement d'un pont, celui des Grandes-Fourches, pour
permettre à la fois aux Sherbrookois de se réapproprier les berges de leurs rivières,
mais aussi pour créer de nouveaux milieux résidentiels tout en renforçant le
caractère culturel et festif du centre-ville de Sherbrooke.
Sans grands débats, ce plan directeur propose aux gens de
Sherbrooke d'emprunter une voie rapide pour le 21e siècle en posant
des gestes de rupture avec la culture du tout à l'automobile et au pétrole. En
prime ce geste de rupture a été proposé dans le cadre d'une prise de parole
publique des citoyennes et des citoyens en amont avec l'activité
« Dessine-moi ton centre-ville ». On peut être fier de notre ville
même si rien n'est encore gagné.
Qui gagnera?
Les consultations, les bonnes idées ont comme limite leurs
réalisations concrètes. Dans la vraie vie, des plans comme celui du
centre-ville de Sherbrooke ne sont que des guides pour nos élus municipaux qui
confrontés à la réalité des budgets doivent prendre des décisions qui façonneront
non seulement notre milieu de vie, mais nos vies. C'est à nous citoyennes et
citoyens d'être vigilants et de nous organiser afin que notre milieu de vie ne
soit pas dicté par des intérêts privés, mais plutôt par notre intérêt public
bien senti. Pour cela, il faut que nos élus aient de la vision.
À voir ces temps-ci, la nature des débats qui ponctuent la
vie politique municipale où l'avenir de la Place Nikitotek prend toute la
place, il est légitime de s'interroger sur la capacité de ces mêmes élus de s'entendre
ensemble sur une vision d'avenir permettant à Sherbrooke de faire son entrée
dans le 21e siècle en posant collectivement un geste de rupture avec
la culture des bolides...
Lectures
recommandées :
Paul-André Linteau, Maisonneuve : Comment les promoteurs
fabriquent une ville, Montréal, Les éditions Boréal Express, 1981, 280 p;
Alain Lipietz, Le Capital et son espace, Paris, François
Maspero, 1077, 165 p;
Étienne Lyrette, « (Ré) humaniser nos milieux de vie en
repensant notre mobilité » dans Yanick Barrette, Le Québec à l'heure des choix,
Montréal, Éditions Dialogue Nord-Sud, 2014, p. 175-189.