S'il y a une chose facile à concevoir, c'est le bien et le
mal. Très jeunes, nos parents nous en ont fait la distinction. À une autre
époque de l'histoire du Québec, c'était l'Église qui nous sensibilisait à ce
concept binaire.
Aujourd'hui, rien n'est plus clair que l'amalgame du
musulman et du terroriste. Nous avons insidieusement répandu la peur du
musulman et le mépris de cette religion. Nous sommes fiers d'affirmer nos
valeurs québécoises haut et fort. Lesquelles valeurs sont, bien sûr, aux
antipodes de celles du méchant musulman.
L'amalgame insidieux du musulman terroriste rappelle la peur
du communisme qui a fait tant de ravages chez nous et qui a mené à de
nombreuses persécutions au temps de notre premier ministre Duplessis. C'était
l'époque de la chasse aux sorcières du sénateur américain Joseph McCarthy.
La peur des
rouges
Rappelons cette
glorieuse époque du maccarthysme ou maccartisme (McCarthyism
en anglais). Épisode peu glorieux de l'histoire américaine qui se caractérisait
par la Peur rouge. Véritable chasse aux sorcières qui a fait des ravages
incommensurables chez les gens d'Hollywood et les intellectuels américains.
Pendant deux ans, en 1953 et 1954, une commission sénatoriale présidée par le
sénateur Joseph McCarthy a traqué d'éventuels agents, militants ou
sympathisants communistes aux États-Unis dans une ambiance anticommuniste et en
nourrissant la peur des Russes. Par la suite, ce fut remplacé par la guerre
froide et la peur d'une guerre nucléaire. Jusqu'à la chute du mur de Berlin, la
peur des Rouges a solidement été enracinée dans nos consciences nord-américaines.
On en a même fait du bon cinéma.
Le Cinéma de la
peur
Même si le cinéma
et la télévision sont pour nous un divertissement, il ne faut surtout pas en
sous-estimer la capacité de propagande. La fortune des films de James Bonds,
Rambo ou de Rocky reposait sur cette opposition binaire du bien et du mal nourrie
le plus souvent par la peur des Rouges.
J'ai visionné ces dernières semaines l'excellente série de télévision
britannique The Hours d'Abi Morgan.
Cette série se déroule dans les années cinquante avec pour toile de fond la
guerre froide, l'espionnage et le journalisme d'enquête. On se rappelle, en
visionnant cette série télévisée dramatique de douze épisodes de
59 minutes, tout l'effroi que provoquait la peur des communistes en Europe
et en Amérique. La crise de Suez étant l'un des événements historiques qui sert
de toile de fond, ainsi que la guerre froide et la course au nucléaire.
La paranoïa du nucléaire
Cette peur était bien présente au Canada aussi. Le 11 juillet dernier,
le journal Le Devoir nous en faisait
l'illustration en publiant son excellent dossier sur l'opération secrète EASE,
soit le Centre expérimental de transmissions de l'armée. « Officiellement,
il s'agit de construire des bases militaires de télécommunication un peu
partout au pays. Dans les faits, le projet a plutôt l'ambition de doter le
Canada de 80 bunkers antinucléaires devant servir de siège au gouvernement
d'urgence en cas d'attaques. On n'en construira finalement que 30 : le
bunker fédéral, situé à Carp, en banlieue ouest d'Ottawa, six bunkers
provinciaux et 23 autres sis sur des bases militaires déjà existantes. » (Le Devoir, les samedi et dimanche 11 et
12 juillet 2015, p. A4)
On doit cette opération au premier ministre John Diefenbaker qui, en pleine
guerre froide, lance l'opération qui a couté à l'époque 38 millions de dollars,
soit 320 millions en dollars d'aujourd'hui.
Cela n'était pas gratuit. Il y avait une véritable peur du nucléaire. Si
l'on remet les choses en perspective, il faut se rappeler qu'en 1958, les
États-Unis, la Russie et la Grande-Bretagne s'entendent pour mettre fin aux essais
nucléaires. En 1961, sans crier gare, les Russes reprennent les tests
nucléaires. Cela fait suite au fait que les trois puissances n'aient pu
s'entendre sur un traité. Le point de mésentente reposait sur l'inspection des
bombes par une instance internationale et la fréquence de ces inspections. Sans
entente, les États-Unis reprennent à leur tour les essais nucléaires. La peur
du nucléaire s'installe et cela culminera avec la crise des missiles de Cuba en
1962 sous la présidence de John Fitzgerald Kennedy. Cette peur du nucléaire
gagne le Canada et le gouvernement de John Diefenbaker prend les choses en main.
Un débat a lieu au parlement en 1959 où l'on discute du danger des retombées
radioactives. Les citoyens canadiens se font construire des abris nucléaires
dans leur maison. La peur du nucléaire prend le visage du Russe.
La peur du musulman
Aujourd'hui, plus personne n'a peur du nucléaire. Les Russes ne sont plus
une menace pour nous. Ils sont plutôt perçus comme de bons joueurs de hockey.
Depuis le 11 septembre 2001, c'est le terrorisme et la peur du musulman qui
fonde notre paranoïa. Depuis la déclaration du président américain Georges W.
Bush au lendemain des attentats de New York sur l'axe du mal, il est bien
compris que la doctrine de politique étrangère américaine est désormais claire :
ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous.
La nouvelle politique étrangère américaine n'a pas tardé à se traduire par
des actes de guerre en Irak et en Afghanistan. Le problème entre Israël et la
Palestine continue d'être la toile de fond du conflit au Moyen-Orient et nous
vivons plus que jamais dans la peur des attentats terroristes avec l'émergence
de l'État islamique et ses ramifications. Cette peur s'est décuplée depuis que
l'État islamique vient faire du recrutement parmi la jeunesse occidentale pour
en faire des guerriers saints.
Chez nous, nous ne sommes pas exempts de cette peur du musulman. Nous
cultivons à notre façon la peur de l'Autre et nos préjugés contre les
musulmans. On vient même à remettre en question les fondements de la politique
d'immigration du Québec qui favorise les francophones. Ici et là des voix se
lèvent pour dire qu'il vaut pour être mieux favoriser des gens qui ne parlent
pas notre langue, mais qui partagent nos valeurs que d'accueillir chez nous les
gens du Maghreb.
La voix de Raif Badawi
Dans cette cacophonie de peur et de préjugés, il reste cependant des voix
qui nous réconcilient avec le genre humain. Des voix comme celle de Raif Badawi
qui, par un blogue, s'oppose aux valeurs rétrogrades de l'État de l'Arabie
Saoudite, notre ami du pétrole (sic). Pour cela, il est emprisonné et menacé
chaque semaine de cinquante coups de fouet. Sa femme et ses enfants sont parmi
nous à Sherbrooke. Ils ont droit à notre soutien et à notre générosité.
Heureuse initiative que celle prise par le maire de Sherbrooke, Bernard
Sévigny, d'inscrire aux portes de notre hôtel de ville que nous sommes tous des
Raif Badawi à Sherbrooke. Une initiative qui serait plus évocatrice si nous
luttions tous ensemble contre les préjugés et la peur de l'Autre et de ce qui
est différent.
Être des Raif Badawi c'est lutter démocratiquement contre les préjugés et
les idées reçues. Il n'y a pas si longtemps, nous nous déchirions sur la
question d'une charte des valeurs qui voulait interdire à certains le port de
vêtements et d'objets ostentatoires dans l'espace public à cause de leur
caractère religieux. C'est pourquoi nous sommes en droit de nous demander :
Tous Raif Badawi, vraiment?