Il y a plusieurs biais
par lesquels nous pouvons comprendre la crise climatique et chacun de ceux-ci
nous piste vers des solutions. La lecture de « Carbone fossile, carbone vivant » de Christian de Perthuis,
économiste français, m'en a donné l'occasion. L'auteur met en corrélation la
montée de ce qu'il qualifie de société de l'abondance et le développement
exponentiel du réchauffement climatique et des dérèglements de la planète.
Dans les sociétés
industrialisées, il situe cette montée dans l'après Deuxième Guerre mondiale au
début des années 1950. Avant cette époque, nous cheminions dans une société de
rareté, puis nous avons rapidement évolué
vers une société d'abondance.
J'ai vécu la rareté et
je vis l'abondance
Ces constats m'ont
interpellé. Je suis d'âge à avoir été témoin tant de la rareté que de
l'abondance. J'ai donc ouvert les tiroirs empoussiérés de ma mémoire pour
retourner à cette époque.
Aussi loin que mes
souvenirs sont assez précis, je me reporte à 1948. J'ai 6 ans et avec mes
parents et ma soeur cadette nous aménageons dans une maison neuve. C'est mon
père avec son beau-frère qui l'ont construite.
Un an plus tôt, mes
parents venaient d'acheter le terrain et une pile de matériaux de construction
lorsque ma mère dut subir une intervention chirurgicale importante. Ils furent
obligés de payer tous les frais médicaux car, à cette époque,
aucune protection sociale. Ils décidèrent quand même de réaliser leurs rêves,
avoir une maison.
Ils ont construit la
maison avec une égoïne, un niveau, un marteau et des clous. Le carré de maison
était constitué de
madrier de 2 po x 6 po. ou 2 po. x 8 po. Mon père «
décrochissait » les clous usagés pour les ré-utiliser. Nous avons réussi à nous
y installer en novembre 1948. L'extérieur de la maison était sur le papier
goudronné noir. L'intérieur n'était pas terminé : pas de porte aux
appartements, ni aux armoires : des panneaux de tissus. Pas de toilette, une «
bécosse » à l'extérieur. Chauffage et cuisson au bois, glacière (oui, avec des
blocs de glace achetés d'un vendeur de glace ambulant) pour conserver la
nourriture. La radio mais pas de téléphone. Pour laver le linge : la laveuse à
tordeur et la corde à linge extérieure pour le sécher.
Ma mère a longtemps cousu
nos vêtements dans de vieux vêtements avec un moulin à coudre à pédales (elle
travaillait dans une manufacture de confection de vêtements avant son mariage),
elle tricotait nos bas, mitaines, chandails, et plus encore elle les reprisait.
Mon père travaillait dans une usine de meubles 6 jours par semaine. Les
loisirs : les soirées familiales et la visite à la parenté, l'astiquage
autour de la maison, le jardin. Le Père Noël était plutôt chiche : un lion en
bonbon clair, une pomme et une orange et un petit jouet, tout au plus.
On n'était pas riche,
mais tous autour on était dans une situation semblable. Je n'ai jamais entendu
ou senti que nous étions pauvres.
Et tout a commencé à
changer. J'ai vu l'abondance s'imposer : la maison a pris une allure coquette,
mon père avait fait une place pour un frigo, l'huile chauffage a remplacé le
bois, on a défoncé le mur adjacent à la chambre de bain pour y loger un bain,
le téléphone, la télé, un petit tourne-disque, puis, puis, jusqu'à aujourd'hui.
Les conséquences sur
le climat
L'abondance a exigé de
l'énergie et de la matière pour la produire et celles-ci furent pompées du
sous-sol de manière accélérée. Si elle nous a séduits, elle nous a aussi
entrainés dans une cascade d'effets dévastateurs sur le climat et par rebond
sur nous, sur la nature.
Cette époque fut
qualifiée de La Grande
Accélération : « c'est autour de 1950 que les
principaux indicateurs du système socioéconomique mondial et du système
terrestre se sont mis à avoir une tendance exponentielle ».
Au niveau mondial, les
émissions de CO2 atteignaient 4,4 tonnes par habitant en 1980, soit le double de celles
de 1950. Elles étaient aux trois quarts le fait des pays industrialisés. Pour
sa part, en 2022, le Canada trônait avec 19,6 tonnes par habitant.
Changer sa façon de
voir l'économie
De son point de vue
d'économiste critique, de Perthuis plaide pour une autre économie : « Dans l'approche traditionnelle, l'abondance est la
finalité de l'activité. La rareté prend la forme d'un ensemble de limites que
l'économiste aide à résoudre par une allocation efficace des ressources
assurant la croissance » ... « La crise climatique nous contraint à quitter ce
paradigme ».
Ce qui signifie qu'il
faut faire marche arrière, trouver les façons d'introduire de la rareté et de
limiter l'abondance de biens et services qui est à la source du trop-plein de
GES dans l'atmosphère.
Cette vision me conforte
dans mes convictions. Cela relève de la science et du gros bon sens : nous ne
pouvons pas continuer comme si on vivait sur une planète à ressources
illimitées alors que trop d'indices nous démontrent que nous avons déjà trop
abusé d'elle.
Sortir des énergies
fossiles et ramener de la rareté sont les deux côtés de la même médaille. Il
faudra bien un jour en accepter la conclusion et commencer à faire des choix et
sabrer dans notre surconsommation.
Yves
Nantel
Mars
2024