Cela se déroule dans un stationnement d'épicerie
quelque part en Floride. Vous êtes allés faire des emplettes et puis une
rencontre. Un Américain d'un âge certain (autour de mon propre âge, je dirais à
vue de nez) et une question : Que signifie la devise « Je me souviens »
sur votre plaque d'immatriculation du Québec ? De la belle matière à une
chronique sur les préjugés et nos vieux démons. Laissez-moi vous raconter...
La
rencontre affable devenue polissonne
Alors que je sors d'une épicerie, un Américain
m'interpelle au moment où j'arrive à mon auto. Il me demande ce que signifie la
devise Je me souviens sur la plaque d'immatriculation du Québec. Fouillant dans
ma mémoire une réponse qui ne serait pas trop longue et qui m'apparaît facile à
traduire dans un anglais compréhensible je lui réponds que c'est en mémoire de
nos origines française à la suite de la conquête britannique de notre
territoire (c'est plus complexe que cela, je vous l'explique plus loin dans ce
texte). L'Américain jusque là affable me lance, mais pourquoi en français ?
Pourquoi ne voulez-vous pas parler anglais ? Je me fais fort de lui expliquer
que le Québec est une nation française en Amérique du Nord et que nous devons
nous battre pour préserver notre culture et notre langue dans un océan
anglophone. Il me dit alors et c'est à ce moment que notre conversation
commence à déraper dans ma tête que nous sommes un peu comme les latinos et les
noirs aux États-Unis qui refusent leur rôle de vaincus ou la place qu'ils
doivent occuper dans le monde. Il me dit qu'il est un ancien professeur
d'histoire et qu'il vivait au Connecticut avant d'émigrer en Floride. Il semble
bien connaître l'histoire du Canada du moins l'année de la conquête britannique
et de la guerre canado-américaine de 1812 où est née la légende de Laura Secord.
Conscient que ce genre de rencontres est
exceptionnel et sort de l'ordinaire. 99 % du temps, j'aurais dit 100 %
si je n'avais pas rencontré cet individu. Règle générale, les Américains
apprécient les Canadiens et les Québécois et s'intéressent à leur culture et à leur
singularité. J'ai mis fin à la discussion poliment en disant à mon
interlocuteur que j'étais attendu et pressé. Je n'ai pu m'empêcher cependant de
le voir intégrer son véhicule de marque Hummer et devinez quoi, il y avait un
auto-collant sur son pare-chocs « Make America Great Again, Trump 2024 ».
Je ne suis pas arrêté pour lui demander ce qui signifiait cet auto-collant. Je
le sais. Je venais de rencontrer en chair et en os l'un de ces déplorables selon
Hillary Clinton qui ne jure que par son idole Donald Trump. Il y a de quoi
nourrir mes préjugés contre Trump et ses partisans. Cet incident mis en boucle
sur les réseaux sociaux pourrait devenir un vecteur de haine très facilement.
Tout cela à partir d'une unique rencontre avec un original dans un
stationnement et qui pourrait se traduire par les Américains détestent les Québécois.
Cela serait faux. C'est comme cela que l'on invente et nourrit des démons inexistants,
mais qui deviennent réalité. Avant de vous parler de nos vieux démons, un petit
arrêt comme promis sur l'origine de notre devise « Je me souviens. »
Oups
j'avais oublié...
C'est en 1883 qu'Eugène-Étienne Taché,
commissaire adjoint des terres de la couronne et architecte de l'hôtel du
Parlement, fait graver dans la pierre la phrase « Je me souviens » en
dessous des armoiries du Québec offertes par la reine Victoria en 1868 en
dessous de la porte principale. Cette devise est largement employée par la
suite par le gouvernement du Québec depuis la fin du 19e siècle.
Au cours de notre histoire, diverses
significations ont été données à notre devise nationale. Le fonctionnaire
Ernest Gagnon y voyait l'affirmation du caractère distinct de la province de
Québec au sein du Canada. L'historien Thomas Chapais, pour sa part, affirmait
que cette devise rappelait notre passé de francophones en Amérique du
Nord : « Oui, nous nous souvenons du passé et de ses leçons du passé et de
ses malheurs du passé et de ses gloires. » En 1934, dans une notice
biographique écrite sur Taché par l'Association of Ontario Land Surveyors, on
peut lire l'interprétation suivante : « nous n'oublions pas et nous
n'oublierons jamais nos origines, ni nos traditions et notre mémoire de tout le
passé. » En 1955, l'historien Mason Wade écrit : « Quand le Canadien français
dit "je me souviens", il se rappelle non seulement l'époque de la
Nouvelle-France, mais également le fait qu'il appartient à un peuple conquis. »
En 1978, le gouvernement de René Lévesque décide
de remplacer le slogan touristique « La belle province » sur nos plaques
d'immatriculation par la devise « Je me souviens. » Voilà l'histoire
d'une devise mal connue par bien des gens. Maintenant, revenons à mon récit
avec l'Américain et à nos démons...
Les vieux
démons
J'écrivais plutôt que ma rencontre et ma
conversation avec un Américain auraient pu servir de prétexte pour jeter du
fiel sur les Américains, les trumpistes ou encore sur l'État de la Floride.
Pourtant, je suis d'avis que cela ne reflète qu'une rencontre avec une personne
remplie de préjugés et qui n'est en rien une preuve que les Américains sont
tous comme l'individu que j'ai rencontré. Il ne faut pas céder aux démons de
ses préjugés. Je vous donne un exemple vécu à Toronto la semaine dernière. Lors
du match des étoiles de la Ligue nationale de hockey à Toronto, notre hymne
national n'a été chanté qu'en anglais. Pas un seul mot de français. Il n'en
fallait pas plus pour faire ressurgir les vieux démons de nos préjugés et
déclencher les réflexes conditionnés des uns et des autres selon notre ancien
disque dur fédéraliste contre souverainiste. Les fédéralistes s'indignant et
les souverainistes triomphants et répétant à l'avenant que c'était une preuve
de plus du mépris du Canada anglais envers le Québec, sa langue et sa culture. À
mon avis, tout est faux. En vérité, s'il y a mépris c'est bien celui de la NHL
qui est la vraie responsable de cet hymne chanté qu'en anglais, c'est son
organisation qui est responsable de l'événement. Le même mépris que celui
exprimé envers la candidature de la ville de Québec pour obtenir une franchise.
Ce qui m'étonne c'est que tous ont semblé oublier que c'est le mépris de
Bettman et de son organisation envers les francophones qu'il fallait dénoncer
et pas le Canada anglais. Je ne suis pas étonné que le propriétaire du
Canadien, Geoff Molson, n'ai pas dit mot sur cet incident. Après tout, sa
famille, les Molson, a joué un rôle important dans notre histoire de communauté
méprisée par les anglophones pendant trop longtemps au Québec. Se souvenir des
faits est un bon chemin pour nous libérer de nos vieux démons...