L'ordinaire
se vit de façon ordinaire. L'extraordinaire se raconte, se discute, se partage...
Il se fabule, des fois, aussi. L'ordinaire, après tout, n'est que la base de
notre quotidien. D'ailleurs, pour décrire les tâches ménagères courantes, nos
grands-mères disaient faire "leur ordinaire", dans bien des familles.
L'ordinaire
est ordinaire. Mais il parle, des fois! En fait, il parle tout le temps, mais
il est trop ordinaire pour être écouté.
Vendredi
dernier. Saint pour les uns, férié pour d'autres, ordinaire pour bon nombre. Je
circule dans les rues de Sherbrooke. Encore une fois, je me passe la réflexion
suivante : mais d'où viennent toutes ces voitures, spécifiquement, le
vendredi? C'est comme ça chaque semaine. À croire que plusieurs ne sortent que
ce jour-là!
J'arrive
à un coin de rue. Une de ces intersections où on a eu la brillante idée
d'arrêter toute circulation le temps de quelques secondes, pour laisser passer
les piétons en ligne droite ou même, en diagonale de l'intersection. Je parle
de "brillante idée" sans sarcasme. Je trouve ça brillant.
Il y a
ce monsieur. Visiblement âgé. Il se déplace assez lentement. Il traîne un petit
chariot dans lequel ses emplettes se trouvent. Il traverse l'intersection en
diagonale. Rendu au centre, il semble constater qu'il lui reste moins que la
moitié du temps alloué pour franchir la moitié du parcours. Il pousse la
machine à fond. Ses jambes n'avancent pas beaucoup plus vite, mais son visage
se crispe.
De ma
voiture, je ne vois pas le temps alloué pour traverser. Mais comme je marche
souvent dans ma ville, je sais, entre autres, qu'on a réussi à convaincre les
autorités à ajouter des secondes de précieux temps pour franchir l'intersection
en diagonale au coin Jacques-Cartier et King. Le temps calculé pour traverser
en ligne droite ne suffisait pas à franchir la distance en diagonale. Une
hypoténuse oubliée en chemin, j'imagine.
Je
reviens au monsieur. Il est nerveux. Ça se voit dans son regard. Je ne sais pas
qui il est. Je ne sais rien de sa condition. Riche, pauvre, démuni, retraité?
Peu importe. C'est un citoyen qui marche. Et qui voit l'intersection comme une
épreuve sur sa route.
Il est
nerveux parce qu'il sait bien que les gens qui attendent, toutes directions
confondues, sont importants! Celui-là tape nerveusement sur son volant.
« J'arriverai jamais, baptême... »
L'autre est déjà sur le nerf parce qu'elle croit que la limite de
vitesse sur Portland devrait être à 70 km/h : « Y a pas d'vie,
l'bonhomme! » Une autre encore voit son voisin de voie s'impatienter et
semble inquiète pour le monsieur qui traverse.
Au coin
de la rue, pour plusieurs, à ce moment précis, la seule chose qui existe, c'est
cette longueur d'attente absolument interminable (là, je deviens sarcastique!)
au feu rouge.
Je
prends alors la pleine mesure du combat quotidien de la quête de ce précieux
temps qui passe. Je sens la nervosité de certaines et certains. Je sens la peur
dans le regard du monsieur.
Et je me
dis que nous sommes fous. Un peu, à tout le moins.
Je fais
aujourd'hui la proposition d'ajouter 10 secondes d'arrêt supplémentaire. Au
mois 5! Mais voilà, on n'a pas idée du tollé que pareil temps d'arrêt
provoquerait. Un traumatisme irréparable dans le système nerveux des
automobilistes, les rois de la route!
« Oh!
Mon roi, j'accélère le plus possible le rythme des pas de mon vieux corps pour
satisfaire ton extraordinaire besoin de performer! »
Sachez-le,
je suis prêt à en découdre sur un point : si la cadence de notre vie ne
balance pas avec le nombre de secondes contenues dans une journée, c'est qu'il
faut ajuster notre vie. Pas bousculer celle des autres pour un combat qui est
perdu d'avance.
Dans
notre monde de performance, chaque seconde gagnée en est une à combler.
La
performance a horreur du vide. Et ne se rassasie jamais.
Clin
d'œil de la semaine
La performance
déforme : 10 secondes deviennent 10 minutes, une fois dopées par nos
perceptions...