Gare du Canadian Pacific, [vers 1945]. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Chambre de commerce
de Sherbrooke (P1, S6, SS10, D1, P14). Photo : Roméo Dufort. Cet édifice abrite aujourd'hui le Marché
de la Gare de Sherbrooke.
Le lac des Nations à Sherbrooke est un lieu bucolique, propice aux promenades. Logé dans l’ancienne gare du Canadian Pacific, le marché, et ses différents étals (boucherie, fromagerie, pâtisserie, boulangerie), attire la population locale et les touristes.
Au siècle dernier, la réalité est cependant tout autre. Le quartier ouest industriel représente alors la limite de la ville de Sherbrooke, et cette zone bruyante et poussiéreuse n’a rien pour ravir les cœurs. Clémence DesRochers en a même fait l’objet d’une chanson, La vie d’factrie, où elle décrit la lassitude du travailleur qui ne voit point la lumière du jour tant les heures à l’usine sont interminables. Le texte qui suit propose une incursion dans l’univers des compagnies textiles de ce quartier.
Les limites du quartier ouest industriel
Jusque dans les années 1870, le secteur est occupé par des terres agricoles et des fermes, qui sont vendues à des spéculateurs dans les années 1880. À cette époque, la direction du Canadien Pacifique souhaite relier directement Montréal et Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, afin d’avoir un accès à l’océan Atlantique. Le tracé de cette voie se trouve justement à passer dans Sherbrooke. Le chemin de fer est construit en 1887-1888 et est immédiatement mis en service.
Grâce au chemin de fer du Canadien Pacifique, le secteur industriel se déploie. Des industries mécaniques et textiles s’installent rapidement près de la rivière Magog, alors qu’au sud un quartier ouvrier se développe, offrant des infrastructures d’accueil (écoles, églises…) aux nombreux ouvriers qui proviennent tant de la communauté canadienne-française que des groupes anglophones. En 1921, le tramway relie cette zone au reste de la ville de Sherbrooke, permettant aux ouvriers des quartiers éloignés d’aller y travailler.
Ainsi, les limites du quartier ouest industriel sont la rivière Magog au nord, la rue Belvédère Sud à l’est et la rue McManamy au sud, avec un lotissement vers l’ouest qui ne cesse de s’étendre. Tout le quartier est traversé par la rue Galt Ouest (autrefois Drummond Road).
Canadian Connecticut Cotton Mills Limited
Canadian Connecticut Cotton Mills Limited, carte postale, [192-]. Archives nationales à Sherbrooke, (P1, S6, SS2, SSS6, D35). Photographe non identifié.
En 1910, on crée la rue du Pacifique, dont le nom s’inspire de celui de la compagnie ferroviaire, le Canadien Pacifique, et de sa gare à proximité. En 1913, la , une filiale d’une compagnie de coton du Connecticut, s’y installe. Cette compagnie se spécialise dans la confection de toile pour pneus de voiture. Elle détient des contrats avec les compagnies Goodyear et Dominion Tire.
La guerre de 1914-1918 est lucrative pour plusieurs usines sherbrookoises, et la Canadian Connecticut Cotton Mills Limited ne fait pas exception : elle reçoit des commandes d’uniformes. L’usine est agrandie en 1920 afin de répondre aux besoins du marché.
Malheureusement, la récession mondiale de 1920-1924 atteint la compagnie de plein fouet : après une fermeture temporaire qui dure près de deux ans et une réouverture dont les bénéfices s’avèrent décevants, l’entreprise accepte une offre d’achat de la Dominion Textile Limited en 1928.
Dominion Textile Limited
Usines de la Dominion Textile et de la Canadian Silk, [vers 1945]. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Chambre de commerce de Sherbrooke (P1, S6, SS10, D1, P16). Photo : Roméo Dufort.
La Dominion Textile est une entreprise montréalaise; elle a déjà acheté la Paton, une compagnie lainière majeure, en 1923. Après l’acquisition de la Canadian Connecticut Cotton Mills Limited, l’entreprise abandonne la production de toile pour pneus de voiture au début des années 1930, au profit du tissage général de draps de coton. En 1935, la Dominion Textile ouvre une division de rayonne (de la soie artificielle) après avoir fermé son usine de rayonne de Verdun. La division de rayonne de Sherbrooke est fermée à son tour en 1936, le patron de la compagnie, G. B. Gordon, attribuant cette décision au refus du gouvernement canadien d’augmenter les frais de douane sur les produits japonais.
La main-d’œuvre de l’entreprise est principalement féminine, et les salaires sont très bas. Les conditions de travail misérables sont répandues dans tout le domaine du textile. La Dominion Textile est touchée par trois grèves en neuf mois, entre 1936 et 1937.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la compagnie est mobilisée pour produire des uniformes. En mai 1940, le gouvernement canadien permet même aux usines de fonctionner 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Comme plusieurs autres compagnies textiles visées par l’effort de guerre, la Dominion Textile commence à manquer d’employés environ un an après le début du conflit. Dans ce contexte de plein emploi, le gouvernement canadien négocie ou exige, selon le cas, des augmentations de salaire pour le personnel de différents domaines, y compris celui du textile. Les usines se voient alors contraintes d’offrir un salaire minimum de 35 cents de l’heure et de rémunérer le temps supplémentaire à 150 pour cent. À la suite de ces négociations, prix et salaires sont gelés de 1941 à 1945, mais le gouvernement fédéral continue d’offrir des « boni de guerre », soit des suppléments salariaux temporaires.
À l’été 1948, la Dominion Textile est secouée par la grève générale du quartier ouest industriel, qui durera trois mois.
Dans les années qui suivent, les produits canadiens doivent rivaliser avec des importations étrangères à bas prix, provenant notamment de la Chine, de l’Inde et du Mexique. En 1990, l’usine est vendue à la compagnie américaine C. S. Brooks, qui ferme définitivement l’édifice en 2002.
Canadian Silk Products Limited
Papier à en-tête de la Canadian Silk Products Limited (extrait), 20 juin 1933. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Chambre de commerce de Sherbrooke (P1). Graveur inconnu.
La compagnie construit une usine moderne à grande fenestration sur la rue Galt Ouest en 1925-1926, au coût de 44 000 dollars. Elle y emploie 248 personnes, qui font fonctionner 80 machines à tricoter. La compagnie se spécialise dans la fabrication de bas de soie à partir de fibres naturelles importées de la Chine et du Japon.
À son plein potentiel, l’usine fonctionne 24 heures sur 24. Comme les conditions des ouvriers sont similaires d’une compagnie textile à l’autre, les grèves sont fréquentes. Entre 1942 et 1948, six grèves ont lieu à l’usine; un conciliateur provincial est nommé. Les employés réclament un meilleur salaire à la pièce, dans un contexte de changement de matière première : on passe de la soie naturelle à la soie artificielle, plus difficile à travailler. Ils dénoncent également la chaleur excessive qui sévit dans l’usine. En 1946, 300 hommes et 200 femmes travaillent à la Canadian Silk.
Après la Deuxième Guerre mondiale, la Canadian Silk Products Limited est frappée de plein fouet par la concurrence, provenant notamment des usines spécialisées dans le nylon. Elle est rebaptisée Canadian Hosiery Limited en 1950 et ferme définitivement ses portes en 1973.
Conclusion
Cet article avait comme objectif de mettre en lumière certaines compagnies textiles du quartier ouest industriel de la ville de Sherbrooke. Mais celles-ci étaient entourées d’autres industries également importantes : elles étaient spécialisées dans la métallurgie, comme la Canadian Brakeshoe, ouverte en 1912, qui devint la Canadian Unitcast Steel Company en 1948; ou encore dans la machinerie, comme la Canadian Rand Drill. Cette compagnie, arrivée dans le quartier en 1899, a bâti au fil des années un immense complexe industriel nommé Canadian Ingersoll-Rand, à la suite de sa fusion avec l’Ingersoll Rock Drill Company en 1912. La rue de la Rand porte encore son nom aujourd’hui.
Si l’histoire du quartier ouest industriel vous intéresse, n’hésitez pas à visiter l’exposition Vues sur le quartier ouest industriel (1900-1960), une initiative citoyenne de Commun’Action Ste-Jeanne-d’Arc, présentée aux Archives nationales à Sherbrooke du 3 juillet au 29 septembre 2023. Au plaisir de vous y voir!
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Sources :
KESTEMAN, Jean-Pierre, Guide historique du Vieux Sherbrooke, Sherbrooke, La société d’histoire de Sherbrooke, 2001, 271 p.
KESTEMAN, Jean-Pierre, Histoire de Sherbrooke, tome 2 : De l’âge de la vapeur à l’âge de l’électricité (1867-1896), Sherbrooke, Productions G.G.C., 2002, 280 p.
KESTEMAN, Jean-Pierre, Histoire de Sherbrooke, tome 3 : La ville de l’électricité et du tramway (1897-1929), Sherbrooke, Productions G.G.C., 2002, 292 p.
KESTEMAN, Jean-Pierre, Histoire de Sherbrooke, tome 4 : De la ville ouvrière à la métropole universitaire, Sherbrooke, Productions G.G.C., 2002, 489 p.