Le temps s'écoule plus rapidement quand on prend de l'âge. C'est
fou comment notre rapport au temps change au fil des ans qui s'accumulent à
notre compteur personnel. Par exemple, la semaine dernière, j'ai publié dans
EstriePlus ma 400e chronique. J'ai l'impression que c'était
hier que j'écrivais mon premier texte. Le sablier de notre existence s'écoule
inexorablement.
Le temps qui passe c'est comme l'eau qui file dans un cours d'eau.
Jamais plus on ne reverra la même eau. Un vieux proverbe chinois dit que l'on
ne se baigne jamais dans les mêmes effluves. Ce qui est vrai pour l'observation
de notre milieu physique et de notre environnement est encore plus ressenti quant
à notre milieu social. Le temps qui passe est aussi synonyme de gens qui
disparaissent de notre regard. Des gens significatifs un jour pour nous, soudainement
ne sont plus là. Ce ne sont pas toujours des personnes nécessairement proches,
mais qui n'en demeurent pas moins significatives. Aujourd'hui, je veux jeter la
lumière sur deux êtres qui ont été significatifs pour moi et qui l'étaient
aussi pour la communauté. Je veux parler de ces disparus dont les voix ont
marqué nos vies et qui soudainement se taisent à jamais. Je dis souvent à la
blague que la rubrique nécrologique se compare à une sorte d'album de
finissants de la vie. Aujourd'hui, je voudrais vous parler de deux êtres
humains qui figurent dans mon album de finissants et qui nous ont quittés dans les
derniers mois. Deux personnes qui ont été marquantes pour moi : Pierre
Javaux et Yves Martin.
Mon ami Pierre...
Pierre Javaux est
décédé à l'âge de 73 ans d'une maladie inflammatoire du cerveau à la suite
d'une intervention chirurgicale. L'Estrie a perdu un grand homme de culture et
un artiste dans l'âme. Réalisateur, Pierre était un bénévole dans de nombreux
organismes culturels. Je l'ai connu à son arrivée à Sherbrooke alors que
président de la Radio communautaire de L'Estrie, je l'avais embauché. Plus
tard, je l'ai recroisé alors qu'il travaillait avec le producteur et
propriétaire Arts et images, Mario Desmarais qui produisait à l'époque pour le
réseau de Radio-Québec. À ce moment, je travaillais en politique au Cabinet de
Monique Gagnon-Tremblay et le gouvernement Bourassa voulait couper la
production régionale afin d'épargner des coûts pour l'État québécois. Ma
patronne de l'époque, Monique Gagnon-Tremblay défendait toujours les intérêts
de la région et nous avions concocté une solution permettant de sauvegarder les
enveloppes budgétaires pour la production régionale. Ce qui fit le bonheur de
Mario Desmarais et de Pierre Javaux, lui qui n'était pas un libéral avait
reconnu l'efficacité du travail de Gagnon-Tremblay dans ce dossier et par le
fait même les efforts que j'y avais consentis. Puis, je l'ai à nouveau croisé
en lui confiant quelques contrats de production publicitaire alors que j'étais
au
Groupe
Everest.
Des années plus tard, nos chemins se sont
recroisés alors qu'il collaborait avec le Théâtre des petites lanternes sous la
direction d'Angèle Séguin, ma conjointe agissait alors comme Présidente du
conseil d'administration.
En 2010, pour
célébrer le 10e anniversaire de Nadeau
Bellavance, nous avions participé au financement du projet La grande cueillette de l'espoir réalisée par le Théâtre des petites lanternes. Nous avions alors organisé un souper-bénéfice chez Da
Toni. Notre objectif était d'amasser 10 000 $ afin de permettre entre
autres à un jeune comédien sherbrookois, Nathaniel Allaire-Sévigny de
concrétiser un projet de théâtre social international qui s'est déroulé à
Belém, au Brésil, en juillet 2010. Le Théâtre des petites lanternes a ainsi été
au cœur de la création artistique sociale regroupant des jeunes de 18 à 30 ans
de 30 pays. À notre grande joie, c'est plutôt 22 500 $ que nous avons
remis au Théâtre des petites lanternes. C'est la très
grande générosité de nos clients qui a permis de largement dépasser toutes nos
attentes. Pierre Javaux était de ce projet et il a tourné des images de cette
expérience inoubliable pour les gens de l'équipe du Théâtre des petites
lanternes. J'ai aussi recroisé Pierre alors qu'il présidait les destinées de
l'organisme La Course des régions. Encore une fois, j'ai collaboré bénévolement
avec Pierre et nous avons transformé un peu cet événement en créant de nouveaux
partenariats notamment avec Radio-Canada.
Ce que je retiens
le plus de mes relations avec Pierre c'est cependant ses talents de cuisinier
ou ses publications sur son compte Facebook nous faisaient tous saliver des
mets qu'il concoctait. Je retiens également ses commentaires critiques sur mes
chroniques. Nous avions des désaccords intellectuels importants sur la question
du nationalisme québécois et sur des questions liées à l'accueil des nouveaux
arrivants. Pierre me reprochait gentiment mon trop grand nationalisme à ses
yeux et mon manque d'ouverture aux nouvelles réalités. Comme Pierre était l'un
de mes lecteurs et critique le plus assidus, son départ a créé un vide. Ma
dernière conversation avec lui était la veille de son entrée à l'hôpital pour
son intervention. Je lui avais prêté des livres et il m'avait appelé pour que
j'aille les chercher, car il ne savait pas s'il ressortirait vivant de sa
prochaine expérience. Je me souviens lui avoir répondu que ce serait un plaisir
d'aller le voir à son retour chez lui et d'y quérir mes livres. C'est la
dernière fois que j'ai entendu la voix de ce géant de notre culture régionale.
Pierre était un grand bénévole, un artiste créatif et un intellectuel de
premier plan. Je comprends que pour ses proches l'extinction de sa voix est
difficile. Moi qui le connais si peu, je trouve qu'il me manque certains jours.
C'est dire...
Le régime Martin
Yves Martin qui fut le premier recteur laïque de l'Université de
Sherbrooke de 1975 à 1981 est décédé la semaine dernière. Il a été le recteur
de mon alma mater du temps où j'y faisais mon baccalauréat et ma maitrise en histoire
de 1977 à 1982. Yves Martin a été un grand intellectuel québécois formé à
l'école de Georges-Henri Lévesque. Il a été un artisan important de la Révolution
tranquille et il a contribué avec le sénateur Arthur Tremblay à structurer le
réseau d'éducation au Québec. Yves Martin a aussi été celui qui a rétabli la santé
financière de l'Université de Sherbrooke et il a joué un rôle important dans la
valorisation des sciences humaines à l'Université de Sherbrooke.
Je l'ai aussi connu comme recteur alors que j'étais un officier de
l'AFEUS et le directeur du journal étudiant Le Collectif. Deux anecdotes
méritent d'être racontées à son sujet. La première fait suite à un violent
texte éditorial que j'avais publié dans Le Collectif au sujet de la
gestion de l'Université, texte intitulé : Le régime Martin. Comme étudiant, nous avions un point de vue
critique sur la gestion de notre université surtout à cette époque où nous
étions de gauche et que nous voulions briser les hiérarchies. Faisant suite à
cet éditorial, j'ai reçu une note personnelle du recteur Yves Martin dans laquelle
il me fit parvenir un chèque pour renouveler son abonnement à notre journal
accompagné du texte suivant : « Au
nom du régime Martin pour que toutes les voix puissent continuer de se faire
entendre » signé Yves Martin. Ce fut pour moi la première leçon que j'ai reçue
d'un grand démocrate au sujet de l'importance de ne pas tenir rancune à celles et
ceux qui ne sont pas de la même opinion que nous. Le second événement se passe au
moment où j'étais représentant des étudiants du second cycle au Conseil
d'administration de l'Université de Sherbrooke. J'avais alors durement attaqué
un projet de l'administration en place au sujet d'une réforme de la Faculté des
sciences de l'éducation en faisant un discours dans lequel j'avais dit que si
le recteur Martin voulait ériger ses bêtises en monuments, , il n'était pas dit
que nous en serions les architectes. Yves Martin avait accusé stoïquement ma
réplique, mais en me disant que si je voulais aller siéger à l'Assemblée
nationale, rien ne me retenait à l'université. Il avait jugé ma rhétorique
déplacée et me l'avait fait savoir. Ces anecdotes ne doivent pas occulter la
grande disponibilité du recteur Martin pour rencontrer les étudiants et
discuter avec eux. Il trouvait importante notre voix et j'ai eu quelques
rencontres inoubliables avec lui. Je suis fier d'avoir croisé sa route. Cet
intellectuel était un géant dans l'histoire du Québec et je me sens privilégié
que nos routes se soient croisées. Aujourd'hui, c'est avec beaucoup de
tristesse que j'apprends que sa voix s'est éteinte à tout jamais.
Comme Pierre Javaux, Yves Martin a eu une influence sur moi. C'est
pourquoi aujourd'hui je leur rends cet hommage dans le petit panthéon de mes
disparus...