C'est en
marchant dans le quartier que ça m'est passé par la tête. Un quartier, ça
évolue au gré des vagues assez régulières des générations. Les maisons dans ma
rue datent des années 1960, généralement. C'est donc dire que ces maisons
ont été construites pour de jeunes familles. Les enfants ont quitté. Les
parents ont vieilli au même endroit. Un bon matin, la maison est devenue trop
grande (c'est souvent la formule qu'on utilise pour constater qu'on a pris
un coup de vieux!). Puis, d'autres jeunes familles s'y installent.
Le
quartier, comme la vie, évolue au gré de ces générations qui se succèdent avec
régularité.
Et ça
m'a fait penser à la génération de mes parents.
J'ai
grandi dans un univers où le respect et l'amour avaient une place de choix.
Mais il fallait décoder ce respect et cet amour. On le sentait bien plus que
c'était dit.
C'est
vers l'âge de 16 ans que j'ai compris l'importance de l'amitié. Je me suis
alors dit qu'il manquait un mot dans la langue française. Un mot pour dire à
quelqu'un qu'on l'aime, mais sans dire le « je
t'aime » qui déploie tant de messages!
Compliqué,
tout ça...
Je me
doutais bien qu'un jour, quand je sortirais de cette coquille qui était bien
plus coriace qu'elle n'en donnait l'impression, je dirais « je
t'aime » à une partenaire. J'avoue que
ça m'effrayait un peu, mais bon.
Je
t'aime. Avec sa connotation d'exclusivité. Comme si dire je t'aime à quelqu'un
scellait quelque chose. Que ça empêchait de le dire à une autre personne sans
trahir la première.
L'art de
se mettre de la pression. C'est que le « je t'aime »
voulait dire engagement pour la vie. Un peu intense, pareil!
En même
temps, ça ne se disait pas beaucoup, à l'époque. Des fois, comme ça, une carte
de fête était signée « tes parents qui t'aiment ».
C'était pas mal le top! Les mots « tes parents »
mettaient même une certaine distance, on dirait. Comme si c'est via son titre
de parent que l'humain t'aime.
Au fond,
il y avait une gêne ambiante à utiliser les mots « je
t'aime ».
Et la
gêne est encore trop ambiante, je crois bien.
Le
mot qui manque
Je me
disais donc, vers l'âge de 16 ans, qu'il manquait un mot dans notre belle
langue. Dire « je t'aime »
à un de mes amis envoyait systématiquement un message amoureux.
Hey,
lala...
J'avais
imaginé : je t'amitie. Mais ça se disait mal.
Alors,
ça virait comme ceci : « Hey... toi, j'te dis! »
Et ça s'accompagnait d'une « bine »
sur l'épaule. Et on espérait que l'autre comprenne un peu.
« Je
t'amitie », c'était ma version française
de « I like you a lot ».
Me semble qu'on n'a pas vraiment d'équivalent de « like »
en français.
Aujourd'hui,
les émoticônes aident un peu. Mais c'est par clavier interposé. Encore pas très
direct. Au moins, les accolades sont mieux vues! Et je peux dire plus aisément
« je t'aime »
à un ami.
Mais il
reste encore quelque chose de collé au fond de la poêle. Comme une mémoire
ancestrale qui est imprimée quelque part. Qui vient mettre une petite gêne dans
l'expression même des sentiments.
Pourquoi
je parle de tout ça, là, aujourd'hui?
Parce
que le fait de revoir des amis au premier jour du déconfinement m'a rappelé que
je les aime. Il n'y a pas eu d'accolades, pas de poignées de main. Mais des
sourires et des regards. Et des niaiseries échangées. Et des sujets sérieux
abordés. Et un peu d'alcool. Mais ça!
Au fond,
ce n'est pas si important, le mot qui manque.
Ce qui
est important, c'est ce qui se passe quand on se voit. Quand on se parle. Ce
quelque chose d'inconditionnel qui fait que divergences ou pas, on est là, les
uns pour les autres.
Le mot
n'est peut-être pas important, me dis-je pour m'éviter de me prononcer.
Ah, pis
tiens, juste au cas : je vous aime!
Clin
d'œil de la semaine
« J'ai
jamais dit je t'aime tout court, j'ajoute toujours que'que'chose après.
C'est
comme ça qu'on voit si on est en amour : je t'aime beaucoup, ça fait moins
vrai... »
-Les
Colocs, Le répondeur