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Jeux d’équilibre

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Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 4 mai 2022

L'historien Paul-André Linteau a consacré sa thèse de doctorat au phénomène du développement de l'urbanisation au 19e et 20e siècle au Québec. Il avait alors choisi d'étudier ce phénomène à Montréal. (Paul-André Linteau, Maisonneuve ou comment les promoteurs fabriquent une ville, Montréal, éditions du Boréal, 1981, 280 p.) Plus spécialement, il avait opté de considérer le cas de la ville de Maisonneuve (actuellement le quartier Hochelaga-Maisonneuve) afin d'examiner comment les décisions prises par les institutions immobilières, les entreprises de transport, les chefs d'industries, les architectes influaient sur le cours de la vie de la société de l'époque.

Si j'écris là-dessus aujourd'hui c'est qu'en ce moment la question du développement urbain fait l'objet de nombreux débats au Québec et à Sherbrooke tout particulièrement. Je ne suis pas convaincu que les discussions sur ces sujets prennent en compte tous les tenants et les aboutissants du développement d'une ville à l'heure de la crise climatique. Réflexions libres pour contribuer au dialogue collectif sur la question du développement urbain.

 

Un mot sur l'auteur : Paul-André Linteau

L'ouvrage de Paul-André Linteau a marqué l'historiographie québécoise. Il s'intéresse alors au double phénomène de l'urbanisation et de l'industrialisation à la lumière d'une question importante dans les années 1980 soit l'existence ou non d'une bourgeoisie francophone, complice du développement de l'économie capitaliste au Québec et au Canada au 19e et 20e siècle. Ces questions sont à ce moment-là déterminantes pour alimenter nos débats sur l'avenir du Québec au sein du Canada.

Il faut savoir que Paul-André Linteau est l'un des pères de l'école dite du révisionnisme dans l'historiographie québécoise. Cette école veut présenter le développement du Québec comme une société normale en rattrapage et dont le destin et l'achèvement sont ceux de faire du Québec un pays.

Le cas de la ville de Maisonneuve

La ville de Maisonneuve était une municipalité sur l'île de Montréal créée le 27 décembre 1883. Des promoteurs urbains, entrepreneurs en aménagement de l'espace, ont joué un rôle particulier afin d'accroître l'efficacité des activités commerciales, financières et administratives. Le capital foncier, capital spécialisé dont le rôle premier est d'organiser l'espace afin de diminuer les faux frais de la production capitaliste, est principalement représenté par le promoteur. Celui-ci a un rôle clé dans la croissance urbaine.

Plusieurs grands propriétaires ont été des promoteurs actifs pour la ville de Maisonneuve notamment Joseph Barsalou, Alphonse Desjardins ou encore Charles-Théodore Viau. Ces hommes d'affaires ont orienté et stimulé le développement de la ville. De plus, celle-ci a été dirigée par une bourgeoisie locale formée de promoteurs, d'industriels et de commerçants qui ont véritablement orienté son développement et qui ont voulu en faire le faubourg industriel de Montréal. Notons que la réussite d'un tel développement ne dépend pas seulement du dynamisme des promoteurs, mais aussi des conditions économiques générales. Maisonneuve est devenue le cinquième centre industriel du Canada.

À la suite de l'entrée en guerre, la ville subit une grave crise financière qui a des effets néfastes. Maisonneuve n'est plus en mesure d'assumer et l'annexion s'impose. Elle fut annexée à la Ville de Montréal en 1918.

L'histoire de Maisonneuve a permis de comprendre différents aspects propres à la société québécoise : le processus du développement urbain, l'industrialisation du Québec ainsi que le rôle et la place du capital foncier dans l'activité économique.

En d'autres mots, l'essai de Paul-André Linteau cherche à approfondir la réflexion sur les conséquences et les effets des décisions prises par les institutions municipales, les entreprises de transport et les chefs d'industrie sur l'urbanisation et ses conséquences dans le développement du capital et de son développement spatial. Bref, il nous révèle dans son essai, comme en indique le sous-titre, comment les promoteurs fabriquent une ville. (Paul-André Linteau, Maisonneuve ou comment les promoteurs fabriquent une ville, 1883-1918, Montréal, éditions du Boréal, 1981, 280 p.) Il a pu conclure qu'il y a une alliance entre francophones et anglophones dans le développement économique du capital à cette époque. Un phénomène présent aussi à Sherbrooke à la même époque, mais avec des particularités comme l'a brillamment démontré l'historien Jean-Pierre Kesteman dans sa thèse de doctorat qu'il a consacré au développement industriel de Sherbrooke au 19e siècle et à une bourgeoisie francophone qui s'appuyait sur sa complicité avec le grand capital britannique et puis américain. (Jean-Pierre Kesteman, Une bourgeoisie et son espace : industrialisation et développement du capitalisme dans le district de Saint-François Québec, 1823-1879, UQAM, 1985)

Le capital et son espace de Lipietz

Ces thèses de doctorat s'abreuvent à un auteur qui a consacré ses efforts à faire la démonstration des impacts sociaux du développement urbain  en lien avec le développement du capital : Alain Lipietz.

Dans un ouvrage très théorique, l'économiste Alain Lipietz fait la preuve que le développement spatial d'une communauté, sa géographie, son développement urbain s'inscrit dans une logique de développement du capital. Ce déploiement spatial se manifeste dans des structures économiques et sociales qui sont le reflet articulé des rapports sociaux qui polarisent l'espace social et politique. (Alian Lipietz, Le Capital et son espace, Paris, Maspero, 1977, 165 p.)

En termes simples, Lipietz explique que le développement urbain est lié au développement de l'économie capitaliste et que cela se réalise dans le cadre de rapports sociaux et de rapports de force politique. Je crois rien n'apprendre à personne. Tout de même, se rappeler ces études spécialisées d'historiens et d'économistes permet de jeter un éclairage particulier sur les débats actuels au Québec et à Sherbrooke concernant le développement immobilier et la protection de l'environnement dans le cadre du réchauffement du climat. Cela permet de nous donner des clés de compréhension pour mieux comprendre les intentions politiques du conseil municipal de madame Evelyne Beaudin.

Le mandat d'Évelyne Beaudin

Je crois que la mairesse de Sherbrooke, madame Évelyne Beaudin, cerne bien les enjeux liés au développement urbain de Sherbrooke. C'est peut-être que certains d'entre nous ne comprennent pas bien ce qui se passe sous nos yeux.

Dans sa volonté de répondre à la crise du logement, madame Beaudin privilégie le développement de projets coopératifs et souhaite plus de logements sociaux afin de satisfaire aux besoins des moins bien nantis dans sa ville. Ce qui franchement n'est pas une si mauvaise idée dans une ville qui compte parmi celles où l'on retrouve les plus bas revenus. Pas étonnant par exemple qu'elle s'oppose à des projets de logements de luxe alors qu'elle voit les besoins ailleurs.

Evelyne Beaudin ne s'est jamais caché de sa volonté de lutter contre les changements climatiques. Dans sa volonté arrêtée de contrer les gaz à effet de serre, celle-ci fait la promotion du vélo, des pistes cyclables et n'est pas très sympathique au développement de stationnements qui est l'un des reliquats très présent dans notre ville de la civilisation du tout à l'auto. Vous n'avez qu'à relire ses déclarations depuis son entrée en politique pour vous en convaincre.

C'est dans le même esprit que madame Beaudin s'oppose au développement immobilier tous azimuts et qu'elle souhaite préserver les boisés et les espaces verts dans la ville de Sherbrooke. D'ailleurs, cette intention était clairement exprimée dans le programme de son parti avec son projet-phare du développement du boisé Ascot-Lennox.

Le problème avec l'approche et les politiques défendues par le nouveau conseil de ville que dirige madame Beaudin, si l'on peut qualifier cela de problème, c'est que de nombreuses personnes n'ont pas saisis en apposant leur vote à côté de son nom que madame Beaudin désirait une rupture avec le monde tel que nous le connaissons. Cela n'est ni bien ni mauvais, mais c'est une orientation nouvelle. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre et analyser les positions et les politiques défendues par madame Beaudin. Tout cela au fond ce ne sont que des jeux d'équilibre...


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