Après
plus de sept ans de débats publics et judiciaires, le plus haut tribunal du
pays a rendu une décision finale1 dans la
saga de Jérémy Gabriel contre Mike Ward. Cet article a pour but de vulgariser
les principes de justice établis dans l'arrêt de la Cour suprême. Une décision
qui, même au sein de la magistrature, n'a pas fait l'unanimité.
L'HISTORIQUE DES ÉVÈNEMENTS
Entre 2010 et 2013, Mike Ward
présente un spectacle d'humour dans lequel il traite de la tolérance. Dans l'un
de ses numéros, qui s'intitule « Les intouchables », Ward se moque de personnalités
publiques dont les Québécois n'oseraient jamais se moquer. Jérémy Gabriel,
alors âgé d'environ 13 ans, est l'une de ces personnalités. Le jeune homme est
atteint du syndrome de Treacher Collins et exerce une carrière de chanteur. Suite
à plusieurs représentations de ce spectacle, les parents de Jérémy Gabriel
déposent une plainte à Commission des droits de la personne et des droits de la
jeunesse. La Commission intente alors un recours en discrimination au Tribunal
des droits de la personne. En première instance, le Tribunal accueille la
demande et condamne Ward à verser à Jérémy Gabriel la somme de 35 000$ en
dommages-intérêts moraux et punitifs et la somme de 7000$ à la mère de
celui-ci. Ward porte cette décision en Cour d'appel, mais son appel est
finalement rejeté et la décision du tribunal est maintenue. Il se pourvoit
alors en Cour suprême.
COUR SUPRÊME : LES CONDITIONS DU
RECOURS EN DISCRIMINATION ÉTAIENT-ELLES REMPLIES?
Pour avoir gain de cause dans un
recours en discrimination, la Cour suprême rappelle que trois conditions
doivent nécessairement être remplies.
Premièrement, la personne doit
prouver qu'elle a été traitée de façon différente par rapport aux autres. Dans
le cas de Jérémy Gabriel, cette condition est remplie. En effet, selon la Cour
suprême, Jérémy Gabriel « a fait l'objet d'une différence de traitement en
ayant été exposé à la moquerie dans le spectacle et les capsules humoristiques
de Ward ».
Deuxièmement, la personne doit
prouver qu'elle subit cette différence de traitement en raison d'une
caractéristique protégée par l'article 10 de la Charte québécoise des droits et
libertés, par exemple son âge, son origine ethnique ou un handicap. Or, au
début de la saga judiciaire, le Tribunal des droits de la personne avait
également conclu que Ward avait choisi Jérémy Gabriel en raison de son statut
de personnalité publique et d'« intouchable » aux yeux des Québécois.
Selon la Cour suprême, cette
conclusion aurait dû faire échouer le recours de Jérémy Gabriel. Or, à tort, le
Tribunal avait tout de même accueilli le recours en diffamation.
1 Ward c. Québec (Commission des droits de la
personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43.
À ce
stade, la Cour suprême est donc déjà d'avis qu'il y a lieu d'accueillir le
pourvoi de Mike Ward. Malgré tout, dans un but pédagogique, la Cour décide
d'analyser le troisième critère du recours en discrimination.
Troisièmement,
la personne doit démontrer que cette différence de traitement compromet l'exercice
ou la reconnaissance en pleine égalité d'une liberté ou d'un droit garanti par
la Charte québécoise. Dans le présent cas, cette distinction a-t-elle compromis
le droit de Jérémy Gabriel à la reconnaissance en peine égalité du droit à la
sauvegarde de sa dignité? Dans l'analyse de ce troisième critère, la Cour
suprême rappelle qu'il faut également prendre en compte les droits fondamentaux
de la partie défenderesse, par exemple son droit à la liberté d'expression. En
l'espèce, selon la Cour, une personne raisonnable informée des circonstances pertinentes
ne considérerait pas que les propos de Ward à l'égard de Jérémy Gabriel, situés
dans
leur
contexte, incitent à le mépriser ou à détester son humanité. Le troisième
critère du recours en discrimination n'est pas rempli. La Cour suprême
accueille donc le pourvoi de Mike Ward et rejette le recours en discrimination.
LA DISCRIMINATION
ET LA DIFFAMATION : UNE DISTINCTION IMPORTANTE
Dans son
arrêt, la Cour suprême rappelle l'importance de distinguer le recours en
discrimination du recours en diffamation. En effet, sans se prononcer sur les
chances de succès d'un tel recours, la Cour explique que Jérémy Gabriel aurait
pu décider d'instituer un recours en diffamation pour atteinte à sa réputation.
Or, la demande a été déposée au Tribunal des droits de la personne, lequel
n'est pas habileté à entendre un recours en diffamation. En effet, ce recours
relève des tribunaux de droit commun : la Cour du Québec et la Cour supérieure.
L'OPINION
DES JUGES MINORITAIRES
Même au
sein de la magistrature de la Cour suprême, la décision n'a pas fait
l'unanimité. Parmi les neuf juges ayant entendu la cause, cinq juges étaient
d'avis qu'il fallait accueillir le pourvoi alors que quatre juges estimaient
que Jérémy Gabriel avait prouvé la discrimination. Dans un tel contexte, c'est
la majorité qui l'emporte.
Quels
étaient les principaux arguments des juges minoritaires? Selon eux, les propos
de Ward ciblaient précisément le handicap de Jérémy Gabriel, ce qui le
distinguait des autres personnalités publiques visées par son numéro. Les juges
minoritaires sont également d'avis que « l'expression artistique, à l'instar de
toute autre forme d'expression, peut aller trop loin lorsqu'elle a pour effet de
causer un préjudice disproportionné à autrui ». Or, l'exercice par Ward de son
droit à la liberté d'expression est, selon eux, complètement disproportionné
par rapport au préjudice subi par Jérémy Gabriel.
Par : Me
Gabriel Demers, avocat