Ça faisait tout même neuf mois que son père était mort.
« Neuf mois, me semble que je devrais accoucher d'une nouvelle vie, non? »
La question est lancée par un ami qui cherche à secouer une sorte de léthargie qui ne le quitte pas. Et il ne comprend pas trop pourquoi.
Il a accompagné son père dans une longue maladie. Il l'a vu dépérir. L'a vu perdre, un après l'autre, ses moyens, ses capacités. Jusqu'au point de bascule où il s'est dit que là, c'était le temps que ça achève. Son père avait 92 ans. Un âge vénérable. Et, en plus, on parle de 92 ans d'une vie active, heureuse, remplie de petits bonheurs. Ceux qui éclipsent magistralement les quelques malheurs qu'on croise inévitablement.
Quand même ironique qu'il me raconte ça en grattant de l'ongle l'étiquette de sa bière : une « Mort subite » !
Neuf mois plus tard, donc, il tente de secouer une léthargie qui l'habite. Et qu'il ne comprend pas trop.
Puis, on parle de la société, de comment ça se passe autour de nous. Dans le « nous » collectif. Évidemment, une fois qu'on a avoué le traditionnel « on est bien chanceux d'être nés ici! », voilà les licornes et les arcs-en-ciel s'effacent et laissent voir la réalité qui, elle, est pas mal plus crue.
Oui, on est chanceux, mais on ne prend pas bien soin de cette chance!
L'ami me demande : « tu en vois d'autres, toi, des deuils. C'est normal, cette léthargie, après neuf mois? »
« Oui, je crois... Tu sais, il y a autant de deuils qu'il y a de vivants! Les repères qu'on a dans nos vies sont très personnels.»
À ce moment, le serveur apporte la deuxième bière de notre 5 à 7. Et la dernière...on travaille, demain!
« Ouin! »
Petit moment de silence un peu introspectif. Puis, il relève les yeux : « à moins que ce ne soit pas mon père?
« Pas ton père? »
« Je veux dire, à moins que ce ne soit pas juste le deuil de papa? Les repères qu'il incarnait, je veux bien, mais il y a longtemps que je navigue de façon autonome! »
« Pas sûr de suivre, là! »
« Ouin... Je fais peut-être un peu philo 101, mais me semble que si on parle de repères, il y a pire que ceux qui sont partis avec papa! »
« Mettons que tu me donnes un exemple? »
« Ben ... toute, là! On vient de vivre une crue des eaux au centre-ville. À l'automne! Me semble que ces événements-là arrivent pas mal plus souvent qu'avant? Ça va être quoi demain? Comme repère qui change, c'est pas pire! »
« Là, tu marques un point! »
« Pis la justice! On vient de laisser tomber l'enquête sur une des plus grandes fraudes immobilières au Québec parce que les différents paliers de gouvernements retardent les réponses à des questions pourtant troublantes! Faque, gagne du temps, pis une variante d'arrêt Jordan va te libérer la conscience! Ça fait peur, non? »
« Ouaip... »
« Pire encore, ça a bien l'air que c'est un gars du marketing, même pas un spécialiste en informatique, qui a volé les données de tous les membres de Desjardins! »
« Ils ont quand même rassuré leurs membres... »
« Oui, mais baptême, si ça se fait chez Desjardins, ça doit se faire ailleurs! Tout le monde a une politique de confidentialité, mais ça empêche pas tout! Moi, je m'accotais sur la réputation de Desjardins et des grandes entreprises!
Mais là, quand Google et Facebook me bombardent de publicités de souffleuses parce que j'ai pitonné pour trouver un réparateur, j'ai cette maudite impression que quelqu'un regarde par-dessus mon épaule! C'est gossant, me semble! »
Ironique, quand même, qu'il se vide le cœur en buvant une « Rabat-joie » !
« Pis, c'est gossant de savoir qu'on ingère des produits chimiques nocifs dans plein de choses qu'on croyait « safe »... »
Et les exemples continuent. Expliquant peut-être un peu la léthargie qui ne se secoue pas.
Il n'y a pas fin à cette histoire.
Sauf un constat : par définition, un repère, c'est une balise, une borne qui guide ta route. Force est d'admettre qu'en ne respectant pas les balises qu'on se fixe, on dépasse rapidement les bornes...
Clin d'œil de la semaine
On arrête la conversation là. Sinon, je me commande une « Fin du Monde »