Histoire de discorde au sein d'une entreprise familiale québécoise : une décision de 120 pages de la Cour supérieure1 suivie de deux décisions de la Cour d'appel2 (ci-après « Lagacé inc. ») et l'épopée n'est toujours pas terminée. Bien que les tribunaux des deux instances aient donné raison aux demandeurs, l'évaluation de la valeur de l'achat des actions reste à être revue par la Cour d'appel.
Les faits sont multiples, mais peuvent se résumer ainsi. Une entreprise mise sur pied par un couple dans les années 70 s'accroît par le travail des trois fils, soit la deuxième génération. Un plan est mis en place pour que la troisième génération puisse continuer l'entreprise familiale. Une fois venue le temps de passer le flambeau aux quatre enfants de la troisième génération, deux frères se positionnent contre le troisième menant à son congédiement et celui de ses deux enfants, de même que le rachat de ses actions à une valeur moindre que la juste valeur marchande.
Ce frère3 interpelle donc la Cour supérieure par la voie d'un recours en redressement d'abus de pouvoir et d'iniquité.
Ce recours se trouve à l'article 450 de la Loi sur les sociétés par actions pour les sociétés provinciales4. Pour se prévaloir de ce recours, il faut être en présence d'abus, d'iniquité ou d'oppression commis par une société à l'égard de ses actionnaires, ses administrateurs ou ses dirigeants. Ce recours est également disponible lorsqu'une société s'apprête à poser un tel geste.
Dans le cas qui nous intéresse, l'entreprise familiale est composée de trois sociétés par actions différentes et le demandeur est actionnaire, administrateur et employé des trois sociétés.
Pour avoir gain de cause, le demandeur doit établir qu'il avait une attente raisonnable et que cette attente raisonnable a été frustrée en raison d'un comportement répréhensible. La Cour supérieure, en se basant sur les principes établis dans l'arrêt BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 19765, rappelle l'importance d'une analyse contextuelle qui tient compte de la réalité commerciale et du respect du droit et de l'équité. En effet, l'attente raisonnable doit être évaluée objectivement. Plus particulièrement, le contexte d'une entreprise familiale peut mener à des attentes raisonnables d'un ordre différent qu'une entreprise entre personnes n'ayant pas une historique partagée. Dans tous les cas, un simple souhait ou désir ne constitue pas une attente raisonnable.
Dans Lagacé inc., le tribunal conclut que le demandeur avait deux attentes raisonnables : (1) que ses propres enfants puissent participer à la continuation de l'entreprise au même titre que les enfants de son frère, et (2) qu'il ne soit pas forcé à vendre ses actions par un congédiement sans juste cause.
Une fois une attente raisonnable établie, le tribunal évalue si cette dernière a été frustrée par un comportement abusif ou injuste.
Dans Lagacé inc., le tribunal considère que les attentes raisonnables du demandeur ont été frustrées par des comportements abusifs ou injustes de la société et de ses deux autres administrateurs.
Le tribunal condamne donc les défendeurs à acheter les actions du demandeur à leur juste valeur marchande, à rembourser une partie des honoraires extrajudiciaires de ce dernier et à lui verser une somme représentant 24 mois de délai-congé pour le congédiement sans juste cause.
Comme le démontre cette décision, même lorsqu'on part en affaires avec des êtres proches, c'est préférable de mettre au clair les attentes de toutes les personnes concernées, tant pour prévenir des litiges que pour assurer la protection de ses droits, le cas échéant.
Par Me Anne Petitclerc, avocate chez Monty Sylvestre, conseillers juridiques inc.
1 Gestion Michel Lagacé inc. c. Entreprises L.T. ltée, 2021 QCCS 4938.
2 Entreprises L.T. ltée c. Gestion Michel Lagacé inc., 2022 QCCA 211 et Entreprises L.T. ltée c. Gestion Michel Lagacé inc., 2022 QCCA 444.
3 Dans les faits, il y a deux demandeurs à l'instance : monsieur Michel Lagacé et sa compagnie de gestion, Gestion Michel Lagacé inc. Aux fins de rédaction et de compréhension pour le présent texte, les deux demandeurs sont assimilés à la personne physique de Michel Lagacé.
4 À noter qu'il existe un recours similaire à l'article 241 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions pour les sociétés fédérales.
5 2008 CSC 69.